"Quand la France s’ennuie…" titrait un article de Pierre Viansson-Ponté dans Le Monde daté du 15 mars 1968. Au cœur des Trente Glorieuses et dix ans après la promulgation de la Ve République, l’organisation de la société française restait encore largement tributaire des arbitrages politiques rendus au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Annoncés, sinon préparés par les artistes, les événements de Mai 68 ont placé en première ligne les créateurs. Trente ans après, certains des acteurs des ces manifestations et de ces débats se souviennent.
Les événements de 1968 ont été largement préparés à Nanterre autour de Daniel Cohn-Bendit par le “Mouvement du 22 mars”, réunissant des anarchistes qui refusaient d’adhérer à la Fédération anarchique et d’autres groupuscules, pro-chinois ou trotskistes, mis en marge de leurs propres mouvements. Pour l’artiste Jean-Jacques Lebel, à l’époque membre du mouvement anarchiste “Noir et Rouge”, “nous avons vu venir les événements de Mai 68 puisque nous les avons préparés. Dans le sillage de Dada, de Duchamp, de Picabia, d’Artaud, de Cage. Tous ces gens se disaient anarchistes. On nous prenait pour des fous, des enragés. Il y avait les auteurs des happenings, les situationnistes, les gens de “Socialisme ou Barbarie” (des marxistes anti-staliniens), les surréalistes, les gens d’”ARGUMENTS” et les jeunes écrivaient sur les murs de Paris des citations de Péret, de Breton, de Ginsberg. Le mouvement a été préfiguré de longue date par les visionnaires et les fameuses “minorités agissantes.” Pour le critique d’art et commissaire d’exposition Bernard Marcadé, alors âgé de vingt ans, toute une génération avait grandi avec le mythe de la Résistance – une période qu’elle n’avait pas connue –, et certains fantasmaient sur “une nouvelle Résistance”. Beaucoup d’artistes témoignaient d’une réelle crise culturelle. Des communistes orthodoxes, tels que Parré, Cueco, Latil, opposés à la “pensée Mao”, ont aussi pris une part active au mouvement, même si certains militants de gauche ont parfois eu plutôt tendance à le freiner.
Jean-Jacques Lebel estime que le mouvement de Mai 68 a également lutté contre une certaine mainmise culturelle du Parti communiste : “On avait du mal à exposer dans un musée, travailler à la radio ou à la télévision, dans la presse si l’on était pas communiste. Or, le Salon de Mai, l’institution la plus influente, était verrouillée par Fougeron, Pignon, Hélène Parmelin, Pierre Daix qui était un commissaire politique du PC. Tout le reste, notamment les surréalistes ou les néo-dadaïstes, était étouffé. Mai 68 a fait exploser tout ça et a libéré toutes les énergies brimées par les bureaucraties de gauche ou de droite.”
En février 1968, le comité de la Jeune Peinture, organisateur du Salon de la Jeune Peinture, avait monté une exposition militante, indépendante du salon, “la Salle rouge pour le Viêt-nam”. L’équipe s’était ensuite complètement intégrée aux mouvements de mai-juin 1968. Rares sont les époques où les artistes ont été aussi proches des mouvements sociaux et des débats de société. De leur côté, les situationnistes déclaraient : “On ne peut réaliser l’art qu’en le supprimant. On ne pourra réellement supprimer l’art qu’en le réalisant”.
Contre l’industrie culturelle
“En tant qu’artistes, nous nous attaquions à l’industrie culturelle, se souvient Jean-Jacques Lebel. Aujourd’hui, le pouvoir est plutôt dans l’industrie culturelle que dans la politique : dans la télévision, dans les musées, dans l’éducation nationale, dans la consommation culturelle. Si on arrive à la faire tomber, on réussit à faire tomber les structures sociales, mentales et, comme disait Lyotard, libidinales de la société. Sinon, la machine bureaucratique continuera à s’auto-reproduire à l’infini, comme toujours”. Pour beaucoup de créateurs, les manifestations correspondaient à l’irruption de nouvelles activités politiques. Ils prônaient des formes joyeuses et créatives, loin des meetings des syndicats et des partis politiques. Le théâtre et le happening devaient descendre dans la rue.
Intellectuels et artistes étaient à la fois contre l’industrie culturelle capitaliste et contre le système stalinien du Réalisme socialiste. Cette lutte contre l’industrie culturelle avait déjà poussé les Godard, Rohmer, Rivette, Chabrol et le public de la Cinémathèque française dans la rue, quand, au début 1968, Malraux avait voulu détrôner Henri Langlois.
Des affiches aux beaux-arts
Rapidement après le début du mouvement, une vingtaine d’artistes exposants de la première Biennale internationale de l’estampe ont occupé l’atelier de lithographie de l’École nationale supérieure des beaux-arts (Énsb-a) et ont réalisé, le 12 mai, les premières “affiches révolutionnaires”. Tirées à cinquante exemplaires et timbrées par le syndicat étudiant l’Unef, elles étaient vendues le 14 mai à l’Odéon et à La Hune au profit des étudiants. Pourtant, les artistes ont rencontré une résistance très forte des étudiants à l’intérieur de l’École ; peintres et sculpteurs étaient d’ailleurs plus réticents que les futurs architectes, qui participaient plus volontiers au mouvement.
Le 14 mai toujours, le comité de grève qui occupait l’École décidait de la transformer en “centre de discussion et d’information” ouvert à tous. Les étudiants revendiquaient alors un nouveau rapport avec leurs professeurs : “Nous ne voulons plus de ces patrons qui passent à l’École un quart d’heure par semaine pour inspecter les travaux des étudiants en peinture. Nous voulons des professeurs qui soient là et sachent enseigner”.
L’atelier des affiches de l’Énsb-a regroupait surtout des marxistes-léninistes, notamment autour d’Arroyo. Le contenu des affiches était voté, dans un processus que l’on disait très démocratique. Pour certains, en revanche, ces consultations étaient truquées : les affiches devaient correspondre à la ligne du Parti communiste, c’est-à-dire être très ouvriéristes. D’ailleurs, des artistes avait négocié avec la CGT pour que certains d’entre eux puissent exposer dans des usines. Ainsi, Matta accrochait des toiles à Nord-Aviation, avant que d’autres œuvres de “Chatillon des Arts” viennent les rejoindre. La grande utopie de la jonction art-usine était réalisée. Mais l’art restait au service du militantisme et de la propagande. “Esthétiquement, les affiches des situationnistes de l’époque étaient pour moi beaucoup plus révolutionnaires que celles un peu “beaux-arts” qui étaient sur les murs, se souvient Bernard Marcadé. Il n’y avait pas de relation entre ce qui se passait et le look de ces images, qui avaient un côté un peu atelier, manquant de tenue et d’exigence”. De son côté, Bernard Dufour créait l’affiche “Aurore” avec Michel Butor, en totale indépendance vis-à-vis des Beaux-Arts. Matta, Alechinsky, Mandiargues avec Bona, Silva avec Cortazar réalisaient également des affiches vendues au profit du comité de la Sorbonne.
Un comité d’action des arts plastiques était créé le 20 mai à l’Énsb-a. Il demandait aux galeries de peinture de s’associer au mouvement. La galerie Sonnabend, qui exposait alors Arman, est cependant restée ouverte : Ileana Sonnabend se prononçait “contre le mouvement de 1968” ; sa galerie a ensuite été boycottée, insultée. Dans les mois qui ont suivi, elle a fermé son espace parisien et est rentrée à New York. Mai 68 a été pour elle le coup de grâce.
Parallèlement, les artistes appelaient à faire la grève des expositions, à refuser de participer aux manifestations officielles à l’étranger, à boycotter la Biennale de Venise, à refuser de vendre des œuvres à l’État. Globalement, comme dans d’autres domaines de la société, les revendications des artistes restaient largement corporatistes.
Le 24 mai, une déclaration était signée par une soixantaine de peintres et de sculpteurs: “Nous accusons cette société de faire des arts un moyen de prestige et non un chantier de communication entre les hommes. Nous dénonçons toute tentative, d’où qu’elle vienne, de porter atteinte à la liberté de création. Nous travaillons dès aujourd’hui, par tous les moyens, à inventer à imposer la véritable intégration de l’art dans la société”.
La prise de l’Odéon
Pour Jean-Jacques Lebel, il s’agissait justement d’intervenir en tant qu’artiste dans le mouvement révolutionnaire lui-même. “J’avais fait un happening à Nanterre en 1967, à l’invitation d’Henri Lefebvre, se souvient-il. J’appartenais au mouvement anarchiste “Noir et Rouge” avec Cohn-Bendit. Quand nous avons pris l’Odéon, nous voulions que le mouvement révolutionnaire sorte de la Sorbonne, alors que les trotskistes et les maoïstes voulaient l’y enfermer pour mieux le contrôler. Nous voulions que les gens du monde du travail puisse faire la jonction, venir parler en public. Il fallait trouver un lieu officiel de la culture française, et que le mouvement fasse tache d’huile et s’étende en dehors de l’université. Le théâtre a été transformé en forum permanent et, pour les médecins et les infirmiers, c’était un lieu de premiers secours.” Dans la prise de l’Odéon, il n’y avait, selon certains témoignages, que peu de peintres ou de sculpteurs, regroupés pour la plus part à l’École des beaux-arts. Bernard Marcadé se souvient d’y avoir participé aux côtés de Paul Virilio. Très vite, des tracts circulent, comme celui signé C.A.R. : “L’imagination prend le pouvoir. La lutte révolutionnaire des travailleurs et des étudiants qui est née dans la rue s’étend maintenant aux lieux de travail et aux pseudo-valeurs de la société de consommation. Hier, Sud-Aviation à Nantes, aujourd’hui le Théâtre dit “de France” : l’Odéon. Le théâtre, le cinéma, la peinture, la littérature, etc. sont devenus des industries accaparées par une “élite” dans un but d’aliénation et de mercantilisme. Sabotez l’industrie culturelle. Occupez et détruisez les institutions. Réinventez la vie. L’art, c’est vous ! La révolution c’est vous ! Entrée libre à l’ex-Théâtre de France, à partir d’aujourd’hui, 15 mai 1968”. L’Odéon était ainsi devenu le lieu des tous les débats.
De la révolution au happening
Introduit en France par Jean-Jacques Lebel, notamment dans son “Workshop de la Libre Expression” à l’American Center, le happening a eu une grande importance dans le mouvement, à tel point qu’Edgar Faure, en septembre 1968, au moment où il créait l’université de Vincennes, reconnaissait dans une interview au Nouvel Observateur : “Ah, Mai 68, c’était un happening !” Jean-Jacques Lebel souligne que “les actions créatrices sont les seules formes d’action pour que les gens vous entendent. Faire des tracts et des discours, cela ne sert à rien. Les happenings ont influencé indirectement la façon dont certains jeunes font de la politique”.
“La question de l’art est consubstantielle à Mai 68 pour quelqu’un comme moi qui a été formé à l’idée d’avant-garde, d’amour de la Révolution, de l’utopie, sous le double signe de Marx et de Rimbaud, surenchérit Bernard Marcadé. Quand Mai 68 arrive, le mouvement prend le dessus sur des mots d’ordre assez corporatistes. Ce mouvement était pour moi du domaine artistique. C’était la réalisation de l’art, d’une certaine manière”.
L’art était donc dans la rue, d’autant qu’à partir du 20 mai, musées nationaux et municipaux fermaient leurs portes, sous prétexte de la grève des transports, mais redoutant surtout que leurs collections ne soient endommagées ou pillées. Une semaine plus tard, les conservateurs des musées nationaux et de la Ville de Paris se réunissaient au Musée Guimet. Des commissions de travail étaient constituées pour établir une motion de synthèse qui concernait principalement la vie et l’animation des musées.
Coïncidence étrange, en marge des événements, Christian Boltanski bénéficiait en mai 1968 de sa première exposition personnelle au cinéma du Ranelagh, dans le XVIe arrondissement. Il y présentait des peintures, des pantins et son film, L’impossible vie de Christian Boltanski.
Moins de bluff mondain
“Vingt ans, c’est le début de la vie, mais Mai 68, c’était la fin de quelque chose. Peut-être la fin du vingtième siècle, estime Bernard Marcadé. 1968, ce n’est pas deux mois, c’est en réalité une conjoncture historique qui dure cinq ou six ans. La radicalité est beaucoup plus grande en 1969-70-71 qu’en 1968 même, sur le plan politique j’entends”. Sur le plan artistique, les événements ont conduit à l’organisation, en 1972, de “l’exposition Pompidou” aux Galeries nationales du Grand Palais. Le nouveau président de la République, passionné par l’art et lui-même collectionneur, s’était rendu compte qu’il fallait lâcher du lest. Il avait confié à François Mathey, conservateur du Musée des arts décoratifs, le commissariat de l’exposition qui devait réunir soixante-douze artistes. En réalité, elle s’est retournée contre Georges Pompidou, qui a d’ailleurs renoncé à la visiter. Les artistes ne voulaient “pas servir d’alibi au régime”. Plusieurs d’entre eux ont refusé de participer à une “vitrine mystificatrice”, à une “manipulation du pouvoir bourgeois”, et ont manifesté le 16 mai 1972, jour de l’inauguration. La manifestation fut réprimée par la police et certains ont alors retiré leurs œuvres par solidarité, la coopérative des Malassis (Tisserand, Parré, Cueco…) décidant de décrocher les toiles, d’autres les retournant le long des cimaises en revendiquant “pas d’expositions mais des ateliers décents pour les artistes ; davantage de commandes, moins de bluff mondain”. Ils n’était pas encore prêts à se faire récupérer. L’arrivée de la gauche au pouvoir, moins de dix ans plus tard, allait changer radicalement les données du problème.
Structurellement, les événements de Mai 68 ont surtout entraîné des réformes en profondeur de l’enseignement des beaux-arts. Les concours du Prix de Rome sont supprimés en 1971, et il n’y a plus de travaux imposés pour les résidents de la Villa Médicis, à Rome, qui échappe à la tutelle de l’Académie des beaux-arts. La refonte de l’organisation des études aux Beaux-Arts à conduit à une formation séparée des architectes et des artistes. En radicalisant sa position, André Malraux a même envisagé un moment, en novembre 1968, la disparition pure et simple de l’Énsb-a, remplacée par un Institut de l’environnement qui serait complété par un enseignement renforcé des arts appliqués à l’École des arts décoratifs. La mission de l’État se serait alors limitée à “un enseignement de haut niveau sur l’histoire de la pensée sur l’art�?. Mais finalement, la pérennité de l’École des beaux-arts n’a pas été remise en cause, même si une réforme des études est intervenue entre 1970 et 1973. De son côté, l’Institut de l’environnement a eu une existence éphémère. Tirant les conséquences de la crise de la formation des professeurs de dessin de l’enseignement secondaire, les classes préparatoires du lycée Claude-Bernard ont été supprimées. Enfin, des enseignements en arts plastiques ont été créés dans les universités, dans un premier temps à Paris-VIII-Vincennes et à Paris-I, puis, dès 1970, à Aix, Rennes et Strasbourg.
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Sous le signe de Marx et de Rimbaud, Mai 68
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Laurent Joffrin, Mai 68, une histoire du mouvement, 1998, Éditions du Seuil, coll. Points, 370 p., 46 F.
Jean-Pierre Le Goff, Mai 68, l’héritage impossible, 1998, La Découverte, 476 p., 160 F.
Michel Piquemal et alii, Paroles de Mai, 1998, Albin Michel, 59 F.
Jean-Jacques Lebel & Arnaud Labelle-Rojoux, Poésie directe, 1994, Opus International Édition, 176 p., 80 F.
Mai 68 ou l’imagination au pouvoir, 1998, Galerie Beaubourg/Éditions de la Différence, 168 p., 98 F.
Éric Hobsbawn, Marc Weitzmann, 1968, Magnum dans le monde, Hazan, 268 p., 298 F.
L’Internationale Situationniste, 1997, Fayard, 706 p., 180 F.
À voir
MAI 68 À LA LIBRAIRIE NICAISE, jusqu’au 7 mai, Librairie Nicaise, 145 boulevard Saint-Germain, 75006 Paris, tél. 01 43 26 62 38.
MAI 68 OU L’IMAGINATION AU POUVOIR, jusqu’à fin juin, Galerie Beaubourg, Château Notre-Dame des Fleurs, 2618 route de Grasse, 06145 Vence, tél. 04 93 24 52 00.
1968, MAGNUM DANS LE MONDE et TOULOUSE MAI 68 : LA VIE DES FACS, PHOTOGRAPHIES INÉDITES DE JEAN DIEUZAIDE, du 5 mai au 8 juin, Galerie municipale du Château d’Eau, 1 Place Laganne, 31300 Toulouse, tél. 05 61 77 09 40.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°59 du 24 avril 1998, avec le titre suivant : Sous le signe de Marx et de Rimbaud, Mai 68