Après plus de 40 ans d’activités dans le 7e art, le cinéaste a sélectionné des œuvres qui expriment les préoccupations qui sont les siennes et qui sont aussi les nôtres.
En matière d’histoire de l’art contemporain telle qu’elle s’est développée au cours des années 1950-1970, la production artistique a connu toutes sortes de transformations qualitatives essentielles. Au « tableau », appréhendé selon les canons formalistes les plus traditionnels, ont succédé sans pour autant l’exclure d’autres formes plastiques, comme l’environnement ou l’installation, entraînant par là même le recours à de nouveaux matériaux, comme l’objet, l’image animée, la lumière ou le son. C’est adossé à un tel constat que Marin Karmitz a conçu l’exposition « Silences ».
De fait, celle-ci ne compte qu’une seule et unique peinture – un tableau de Baselitz conservé dans les collections du musée de Strasbourg –, toutes les autres œuvres ressortissant de créations d’une autre trempe. « Il m’a paru frappant de voir qu’à un certain moment, quelques artistes ont été contraints de sortir du “silence de la peinture” », commente Karmitz. Qu’il s’agisse selon lui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de figures majeures comme Dubuffet ou Tapiès puis, dans un second temps, de tous ceux qui ont participé aux avant-gardes des années 1960-1970. « Tout d’un coup, ajoute le cinéaste, un certain nombre d’artistes prenaient la parole de façon totalement nouvelle, inédite, brisaient le silence du tableau en introduisant des mots, des dits ou des écrits au sein de leurs œuvres. Je me suis appuyé sur cette prise de parole des artistes, en m’intéressant aux différentes formes qu’elle a prises. »
Un espace de réflexion sur le monde
Par-delà le relent d’une terminologie mémorable propre à une génération – l’expression « prise de parole » renvoie irrésistiblement aux événements de 1968 –, l’exposition « Silences » a cette vertu d’instruire une réflexion sur le monde, sur la condition humaine et sur les vicissitudes de la société contemporaine sans jamais chercher à faire du prosélytisme, mais en laissant les œuvres parler d’elles-mêmes. « Les artistes que j’ai choisis ont en commun de faire une proposition sur le monde, dont la portée est universelle, ajoute Marin Karmitz. Ce que je ressens, c’est que grâce à leur œuvre, ils atteignent l’indicible, ils parviennent à rendre perceptible l’idée de Dieu. »
L’universel, l’indicible, l’idée de Dieu… on l’aura compris, « Silences » est une exposition qui vise haut. Qui s’attache à illustrer un « propos » comme l’annonce le titre dans sa complétude, le propos d’un homme dont l’histoire est chargée. Natif de Bucarest, en Roumanie, il est issu d’une famille juive qui a été contrainte à l’immigration quand il avait neuf ans. Réalisateur, producteur, exploitant et distributeur, Marin Karmitz est un ardent défenseur du cinéma indépendant. Après avoir bâti un véritable empire, il a passé la main à l’un de ses fils voilà quatre ans.
Pour l’artiste qu’il est aussi, « Silences » est le temps de la réflexion. « Je n’ai pas d’autre but que de tenter de comprendre et de transmettre, transmettre une expérience, une réflexion à travers une émotion. » Avec cette exposition, si Karmitz s’octroie le droit de prendre la parole, il la substitue, non sans une certaine humilité, aux silences des œuvres qu’il a choisies.
« Il faut que les visiteurs aient le sentiment d’être perdus »
Sa parole, il l’a aussi confiée à Patrick Bouchain, le scénographe, qui l’a non seulement entendue, mais surtout mise en espace de superbe façon. À ce point même que, si Karmitz a choisi quinze artistes, il est le seizième. En parfait accord avec ce dernier, Bouchain est parti sur le principe que chaque œuvre ne devait se voir que dans sa pleine unicité sans qu’il y ait télescopage avec une autre.
D’où le concept de « boîtes » qui structure le parcours et qui invite le visiteur à passer de l’une à l’autre et d’en découvrir le contenu dans la seule mémoire mentale de ce qu’il a vu précédemment. Cela est d’autant plus prégnant que la circulation entre les « boîtes » est réglée par des diverticules étroits et très hauts de cimaise, ce qui excède l’idée de labyrinthe. Tel dispositif oblige ainsi le regardeur à tisser lui-même – et à sa guise – les liens qu’il perçoit entre les œuvres.
Ce faisant, Patrick Bouchain rejoint Karmitz : « Il faut que les visiteurs aient le sentiment d’être perdus, qu’ils remontent le temps en revenant sur leurs pas et qu’ils se construisent leur propre parcours », affirme le scénographe pour qui « le temps compte plus que l’espace en architecture ».
Cerise sur le gâteau, la mise en lumière de l’espace. À ce propos, l’architecte et le cinéaste, qui a été sur plusieurs films directeur de la photo, se sont évidemment retrouvés. L’option choisie de « jouer le blanc » et de « tirer parti des nuances de gris liées à l’absence d’éclairage dans les espaces de circulation » conforte l’idée d’un parcours mental que ponctue ici et là la découverte des œuvres, lesquelles agissent alors comme de lumineuses ouvertures. Comme s’il était proprement question d’éclairer la réflexion puis d’inviter le visiteur à replonger entre deux œuvres dans les méandres profonds et silencieux de sa conscience.
En beaucoup d’endroits, l’exposition du musée de Strasbourg n’est pas sans rappeler un autre acte créatif de Marin Karmitz. En 1966, le jeune cinéaste réalisa un court métrage, Comédie, adaptation déconcertante d’une pièce en un acte de Samuel Beckett, présentant trois personnages emprisonnés côte à côte, dans le noir, dans des jarres identiques, et dont la parole est mise à mal par le jeu d’un rayon lumineux. Même rapport au temps dans sa brièveté, à l’espace dans sa rigueur construite et à la lumière dans son jeu de contrepoint. On ne se refait pas, on est.
Comme un livre en noir et blanc, simplement ponctué des reproductions en couleurs de chacune des œuvres des artistes, le catalogue de l’exposition « Silences, un propos de Marin Karmitz » se présente d’ores et déjà comme un « collector ». D’autant que, pour bien différencier entre contenu de l’exposition et documentation sur les artistes, les images des œuvres ont été imprimées sur papier glacé indépendant et collées juste par le haut à la façon de ces vieux albums du temps jadis.
Pour chaque artiste sa démarche et son œuvre
Magnifiquement conçu par Doc Levin, « cabinet de graphisme général », créé et dirigé par Michael Levin, le catalogue de « Silences » dont le suivi a été assuré par Bérangère Perron est une pierre supplémentaire apportée à l’édifice conceptuel de cette exposition. Le livre qui en porte la trace, qui en est déjà la mémoire vive. Si l’entretien de Marin Karmitz avec Joëlle Pijaudier-Cabot, directrice des musées de la Ville de Strasbourg, et avec la toute récente conservatrice du musée, Estelle Pietrzyk, en constitue la clef de voûte, le texte de Patrick Bouchain, « Toi et Moi », en dit long sur leur complicité.
Pour éclairer le lecteur-visiteur, chacune des séquences consacrées aux artistes comporte tant un condensé juste et précis de leur démarche, qu’une brève analyse de l’œuvre présentée. Tout y est mesuré de sorte à ne pas encombrer son esprit, mais à lui apporter une parole informée et suffisante. L’ouvrage s’achève par une « Méditation philosophique », signée Catherine Chalier, qui « n’a aucune prétention savante », mais « se propose, plus modestement, au cœur de notre humanité commune, de dialoguer avec les artistes ».
De moyen format, relié en toile, recouvert d’une simple jaquette immaculée, frappée du titre de l’exposition, le catalogue de « Silences » devrait trouver meilleure place sur une table de nuit que sur les rayons encombrés d’une bibliothèque. En fait, ce n’est pas tant un catalogue qu’un vrai livre, avec son signet tissé rouge. Un de ces livres qu’on a envie d’emporter avec soi pour le lire tranquillement à l’abri des vents coulis de l’actualité.
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Silences, Karmitz prend la parole
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques. « Silences, un propos de Marin Karmitz » jusqu’au 23 août. Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg. Du mardi au vendredi de 12 h à 19 h, le jeudi jusqu’à 21 h, le week-end de 10 h à 18 h, fermé le lundi. Tarifs : 3/6 e. www.musees-strasbourg.org
« Silences » fait son cinéma. Dans le cadre de l’exposition, l’auditorium des musées de Strasbourg programme un cycle « cinéma » tourné vers les artistes, dont trois soirées sont programmées ce mois-ci : la soirée Chris Marker, le 2 juin, diffusera La Jetée (1962) et A.K. (1985) ; la soirée Christian Boltanski, le 16 juin, présentera 5 films de l’artiste réalisés dès 1968 ainsi que le documentaire Les archives de C.B. signé Brigitte Cornand (1968) ; la soirée Dieter Appelt, le 23 juin, projettera une sélection de 6 films réalisés entre 1981 et 2005.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°614 du 1 juin 2009, avec le titre suivant : Silences, Karmitz prend la parole