Art non occidental

Sept clefs pour comprendre le made in Japan

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 18 juin 2010 - 1466 mots

En empruntant la mythique route du Tôkaidô qui relie Kyoto, l’ancienne capitale, à l’actuel Tokyo, le public du Grimaldi Forum de Monaco va déambuler à travers les archétypes qui ont façonné l’identité nippone au cours des siècles.

1. Sous le regard courroucé de Fudo Myoo, l’adoption du bouddhisme
C’est précisément en 538 qu’une ambassade coréenne porta ses pas à la cour du Japon pour lui recommander chaudement l’adoption de la doctrine du Bienheureux : les premières statuettes bouddhiques fleurirent une poignée d’années plus tard en terre nippone. On coula alors dans le bronze – matériau noble par excellence – d’innombrables effigies au sourire bienveillant, le corps noyé sous de lourds vêtements au plissé linéaire. 
Protecteurs du monde bouddhique, des « Rois célestes » arboreront, de leur côté, des mines courroucées, le regard durci par des pupilles d’obsidienne. Expressionnisme violent et douceur spirituelle vont ainsi rythmer la création japonaise. À la sérénité du Bouddha Amida (« Lumière infinie qui règne sur le Paradis de l’Ouest ») s’oppose ainsi le vérisme de cette effigie représentant Fudo Myoo, classée « bien culturel important ». Surgissant d’un halo de flammes, brandissant de la main droite un glaive, de l’autre un lasso, cette manifestation du bouddhisme ésotérique annonce, à bien des égards, l’univers martial et quelque peu effrayant des samouraïs…

2. Moines et lettrés : la naissance du portrait
Avec l’éclosion du bouddhisme zen, au XIIIe siècle, les maîtres éminents – fondateurs d’une école de pensée ou d’une lignée spirituelle –, mais aussi les moines et les ascètes sont érigés en modèles de sainteté. On attribue à leurs reliques des pouvoirs miraculeux, leurs images sont vénérées. 
Grâce à la propagation de la doctrine, un art du portrait s’épanouit en même temps qu’une nouvelle esthétique, lorgnant parfois même du côté du profane… Les maîtres zen apparaissent alors vêtus de somptueux manteaux d’apparat (les kesa, transmis de génération en génération), leur poitrine barrée d’une riche étole. Si les corps s’effacent sous les plis, les visages animés par de puissants regards captent toute l’attention. 
En sculpture, les artistes iront jusqu’à replanter les vrais cheveux, les sourcils et les poils de barbe de leurs modèles sur leurs effigies de bois ! Une opération, il est vrai, destinée à hisser le portrait au rang de « double immortel ». C’est dans l’enceinte de Kyoto, l’ancienne capitale, que moines et lettrés s’adonneront à ces pratiques artistiques si exigeantes et si codifiées que sont la peinture, la calligraphie, la prose et la poésie…

3. Le théâtre nô : le masque dans tous ses états
Théâtre de divertissement, le nô résulte de la mutation esthétique d’un spectacle rituel, le sarugaku (littéralement « singerie »), introduit depuis la Chine au VIIIe siècle de notre ère. Ce mélange haut en couleur d’acrobaties, de pantomimes et de danses burlesques était joué à l’occasion des fêtes religieuses. Seul le shite, principal protagoniste, était alors masqué. Les danseurs, quant à eux, gesticulaient frénétiquement afin de chasser les mauvaises influences tout en amusant les divinités… et le public ! D’autres formes théâtrales allaient profondément influencer le nô, comme ces kagura, danses sacrées issues d’antiques rites extatiques dont le tournoiement – sous l’emprise d’une divinité – conduisait le danseur à prédire des oracles…
C’est donc dans un contexte doublement chamanique et bouddhique que le nô devait s’épanouir en terre nippone à la fin du XIVe siècle. Dans ce qui, de nos jours, s’apparente à un opéra des plus raffinés, tous les rôles – y compris féminins – étaient tenus par des hommes. En l’absence de maquillage scénique, le port des masques s’imposait. Dès le XVe siècle, on en recense au moins quatre-vingts types : démons aux traits zoomorphes et aux expressions outrées, vieillards à la peau jaunie ou bien encore ces jeunes femmes à la beauté fragile, sublimées par leur teint de laque blanc, « fruit d’une harmonieuse fusion du réel et de l’imaginaire », selon l’expression heureuse de François Berthier.

4. La figure du samouraï : ordre moral et militaire
C’est au VIIIe siècle qu’apparaît – semble-t-il – le terme samouraï pour désigner les hommes d’armes. Prononcé sabourai, il provient du verbe saburau, qui signifie « servir son maître ». Le terme bushi (« noblesse d’épée ») qualifia, lui aussi, cette classe de guerriers portant allégeance aux seigneurs féodaux qui allait donner naissance à un véritable code moral fondé sur les notions de loyauté absolue et de sacrifice baptisé Bushido. Mener une vie dans laquelle le moindre geste soit dicté par le sens de la rectitude et de la justice et incarner ainsi un mode de conduite exemplaire pour chacun, telle est la mission du samouraï.
Récupérée à des fins politiques (teintées de nationalisme), fantasmée par les jeunes générations adeptes de mangas, cette figure médiévale a traversé les siècles avec une étonnante vigueur. Elle a aussi donné naissance à une esthétique martiale d’une rare sophistication, comme en témoignent ces casques et ces armures qui font désormais la joie des collectionneurs.

5. Sur la route du Tôkaidô, la vision atmosphérique d’Hiroshige
« Le maître Hokusai publia avant moi une série de Cent Vues. Il y a transformé le mont Fuji et la nature pour y créer son monde à lui. Or moi, je ne peux que copier la nature des choses », confessait Andô Hiroshige (1797-1858). C’était faire preuve d’un excès de modestie tant les estampes du jeune rival d’Hokusai allaient, à leur tour, révolutionner le genre du paysage.
En 1832, Hiroshige a la chance d’accompagner une mission officielle dans l’antique cité de Kyoto : un événement capital qui bouleverse la vie de ce fils d’un modeste pompier du château d’Edo. Ébloui par la beauté des paysages traversés, il en fait une série de croquis qui lui serviront pour la composition des Cinquante-Trois Étapes de la route du Tôkaidô, parues en 1833-1834. Le succès de cette œuvre sera considérable, hissant Hiroshige au rang de plus grand paysagiste de tous les temps.
Si le jeune artiste a retenu les leçons de son génial prédécesseur (stylisation du trait, emploi de raccourcis saisissants), il a néanmoins proposé une vision de la nature plus calme, plus sensible, comme apaisée. Sorte de carpe diem sans pathos ni emphase. Ode au fragile et à l’éphémère, si présent.

6. Déluge de mangas et de robots : le règne de Naruto
Goldorak, Dragon Ball, Naruto… Le monde futuriste et chatoyant des mangas et des films d’animation japonais fait désormais partie intrinsèque de l’univers culturel de tout adolescent, qu’il soit occidental ou nippon. Mais loin d’avoir rompu avec les traditions, cet univers savamment codifié puise son inspiration dans le passé héroïque des samouraïs et des grands seigneurs de l’époque d’Edo. 
Bien plus ! Certains artistes s’inspirent même des peintres d’estampes les plus illustres, comme Shigeru Mizuki dont La Route du Yokaido (littéralement « La Route des démons ») est une transposition humoristique de l’œuvre d’Andô Hiroshige [lire p. 111].
Les progrès fulgurants de la technologie ont donné naissance, quant à eux, à un univers peuplé de robots androïdes dont le pouvoir de séduction n’est pas sans rappeler celui des automates, au XVIIIe siècle. N’oublions pas que les Japonais sont restés profondément attachés à la pensée shintô qui prête une âme à toute chose… robots compris !

7. Takashi Murakami : « le Warhol nippon »
Né en 1962 à Tokyo, Takashi Murakami a d’abord caressé le rêve de devenir réalisateur de dessins animés. Puis il s’est inscrit à un cours de peinture traditionnelle nihon-ga, avant de prôner un « nouveau japonisme » qui ne soit plus imprégné d’art occidental. Puisant directement son inspiration dans l’univers des mangas, il forge peu à peu son propre langage peuplé d’une figure à grosse tête (Dobe, un autoportrait déguisé), de personnages baptisés Kaikai et Kiki, de fleurs, de champignons et même d’yeux. Revendiquant l’héritage de Warhol et du pop art américain, il crée à la fin des années 1980 la Hiropon Factory, dont les produits dérivés envahissent bientôt la société nippone.
Chef de file d’un mouvement nommé « Superflat », Murakami coordonne par ailleurs de nombreuses expositions consacrées à de jeunes artistes de son pays, comme Chiho Aoshima dont les geishas en acier inoxydable et aux cheveux humains fascinent…

Autour de l’exposition

Informations pratiques. « Kyoto-Tokyo, des Samouraïs aux Mangas », du 14 juillet au 12 septembre 2010. Grimaldi Forum, Monaco. Tous les jours de 10 h à 20 h, jusqu’à 22 h le jeudi. Fermé le 10 août.
Tarif : 12 e. www.grimaldiforum.mc

Des samouraïs chez les hussards. Le musée de l’Armée à Paris conserve une belle panoplie d’armures de samouraïs. Signées par des grands maîtres du XVe et du XVIIIe siècle, elles impressionnent par leurs ornements frontaux dont l’un représente un dragon ailé à queue de poisson. La découverte de ces trésors est une bonne occasion de visiter les autres salles du musée rouvert depuis mars. www.invalides.org

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°626 du 1 juillet 2010, avec le titre suivant : Sept clefs pour comprendre le made in Japan

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