Alors que se tient la Biennale de l’image à l’École nationale supérieure des beaux-arts (lire p. 13), le Centre national de la photographie (CNP) ne craint pas d’afficher à l’hôtel de Rothschild sa volonté d’éclectisme, en juxtaposant le « classicisme » tranquille d’un Éric Poitevin et les prétentions interactives de trois « Passeurs » (c’est le titre générique de leur passable réunion).
PARIS - La querelle des Anciens et des Modernes étant à la mode, on pourrait imaginer assister là à une illustration de ce thème rebattu. La photographie, incorporée de gré ou de force aux grands desseins de l’art contemporain, fait encore parfois les frais du débat, mais elle peut faire aussi la démonstration de son extériorité. En un mot, on peut être contemporain et se passer de tous les petits poncifs du happening et de la régression : projection privative sous tente de camping (T. Taniuchi), accumulation de tirages-amateurs et brouillons de travail (S. Farrell), bricolages d’image et de bande-son (A. Riera). La confrontation des pratiques est évidente et éloquente. Éric Poitevin, quant à lui, a choisi, comme beaucoup d’autres artistes, de se mesurer pleinement à la technique photographique, trop propice au laisser-aller, et de s’en servir avec aplomb pour traiter non de grandes et illusoires questions esthétiques, mais d’une relation au monde qui l’entoure, recoupant aléatoirement les sensations de tout un chacun. Un accrochage réussi, dans quatre salles du CNP, déploie par petites touches, sans insistance, quelques-unes des séries auxquelles il se consacre avec constance depuis dix ans, dans un village de la Meuse, après avoir séjourné un an à la Villa Médicis à Rome. Si ses premiers travaux contournaient le genre traditionnel du portrait – fanfare municipale, anciens combattants, vignerons jurassiens –, représenté ici par d’austères portraits de la Curie romaine (de sombres effigies de profil), le naturel de ses origines reprend le dessus dans une œuvre déjà conséquente, orientée plutôt vers une ascèse écologique, une prise en compte sensuelle des énergies végétatives.
Comme à rebours des problématiques citadines si répandues, sans qu’il y ait un quelconque retour au paysage, c’est en fait de permanence, de temporalité, de longévité qu’il s’agit – et de difficulté à s’inscrire dans l’hermétique durée de la nature. Les grands panoramiques d’une montagne corse (1992) ne sont pas à voir comme des territoires grandioses, mais comme des variations sur la modification climatique, la subtile conversion de l’identique dans le temps, ce qu’on appelle le changement sans pouvoir en fixer les contours perceptifs. C’est la nature de la nature qui est en cause, c’est-à-dire la perception répétitive, décalée et fugitive que nous en avons, et non une quelconque exaltation du pittoresque.
Un tirage en négatif
De même, dans les images de hautes herbes en morte saison, dans les mares stagnantes ou dans les fouillis de sous-bois, non présentés ici ; seul un étonnant tirage en négatif en témoigne, comme pour remonter le temps en inversant ses couleurs. Les crânes (1994) provenant de l’historique charnier local de Marville, dans la Meuse, n’ont rien de macabre, d’autant que leur forme est peu identifiable ; ils renvoient à la temporalité assumée, autant qu’à la nature élémentaire des êtres, comme les boîtes entomologiques de papillons (1994) qui ne sont disponibles que sous forme d’un livre. Dans cette sobre et rigoureuse présentation, seuls deux éléments de la série des chevreuils morts et bagués (1993) paraissent ici hors ton, et auraient pu attendre de trouver plus tard leur résonance.
Le sujet se définit et se dessine dans la proximité d’un parcours, et la proximité d’Éric Poitevin avec son sujet se manifeste dans la dimension du tirage photographique par le recours, sans qu’il y paraisse, à l’échelle nature. Voilà qui légitime pour une fois les très grands formats, autant que les plus petits, sans qu’il soit besoin de systématisation. La relation personnelle qu’on nous invite à éprouver avec une nature imposante mais familière est tangible dès la première salle, où s’imposent deux troncs d’arbre fascinants de simplicité et de présence, et un plan rapproché de mousses plantureuses que la photographie investit d’une seconde nature.
ÉRIC POITEVIN. “PASSEURS�? (exposition dans l’Atelier), jusqu’au 6 juin, Centre national de la photographie, 11 rue Berryer, 75008 Paris, tlj sauf mardi 12h-19h. Catalogue, coédition CNP/Actes Sud/Frac Lorraine, 140 F.
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Secondes natures
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°61 du 22 mai 1998, avec le titre suivant : Secondes natures