Théophile Bra fut d’abord un sculpteur qui serait sans doute tombé dans l’oubli si l’on n’avait redécouvert ses extraordinaires dessins, habités par une fièvre religieuse et utopique. Présentée l’an passé à la Menil Collection de Houston, l’exposition finit aujourd’hui son parcours, dans une version élargie, à Douai, ville natale de l’artiste à laquelle il fit don de centaines de dessins.
DOUAI - Le destin de Théophile Bra (1797-1863) offre des contrastes saisissants. Formé par ses grand-père et père, il devient, en dépit de difficultés récurrentes pour s’imposer au Salon, un sculpteur académique assez renommé dont les œuvres sont beaucoup plus conventionnelles que les théories qu’il développera dans les années quarante. Second prix de Rome en 1818, il est victime une dizaine d’années plus tard d’accès “d’irritations cérébrales”, selon la terminologie de l’époque, qui sont aggravées à la fois par des crises mystiques et les décès de ses deux épouses successives. Un temps rival de David d’Angers, Bra devient de plus en plus critique vis-à-vis du système et de l’idéologie artistiques, et des préoccupations mystiques et socio-politiques vont accaparer toute son énergie. Proche des saint-simoniens, mais également en rapport avec les cercles parisiens qui pratiquent le magnétisme, membre de la Société phrénologique, l’artiste se laisse aller à ce qu’il nommera lui-même la “maladie d’unité”.
Dessins utopiques
Ce n’est certainement pas un hasard si l’une de ses œuvres inspire à Balzac Séraphîta. On est peu renseigné sur les relations de l’artiste et de l’écrivain, qui se prolongèrent pourtant quelques années. En revanche, les affinités entre les deux univers sont patentes, précisément dans le croisement des dimensions réalistes et mystiques de la création dont témoignent les dessins et les écrits de Bra. Indissociables l’un de l’autre, comme le suggère le titre de l’exposition, ces dessins-écrits constituent une sorte de journal intellectuel et mystique qui prendra peu à peu le pas sur le travail sculptural, qu’il abandonnera vers 1844. Le fonds de la bibliothèque de Douai comporte plusieurs centaines de feuillets, dont un grand nombre est consacré à l’illustration d’un essai intitulé Introduction au musée de la Paix. Autant dire que l’exploration systématique de cet étrange monument, qui resta inconnu de ses contemporains, commencée par André Bigotte il y a près de trente ans, peut encore réserver bien des surprises. Mais le choix opéré par Jacques de Caso donne une bonne idée de l’univers complexe de Bra et de sa “méthode” qui le situe, dans le musée imaginaire des artistes imprévisibles, entre William Blake, Victor Hugo et Antonin Artaud.
“L’art chrétien qui verra le jour, peut-on lire sur l’un des dessins, prouvera qu’un homme s’est dévoué en ce sens et que dans un siècle si avide de qualités individuelles, il a choisi la part du néant.” Cette tension permanente entre le moi et le monde, Bra l’exprime avec fébrilité dans un réseau de contradictions qu’illustrent différentes figures de Dieu, parfois symboliques, parfois totalement abstraites. Mais, dans cet art étrange, les liens entre les figures et les textes sont changeants et assurément plus profonds que ne le suppose la simple illustration. Les différents types de mise en page en témoignent, puisque tantôt les phrases sont contenues dans une zone très déterminée, parfois pénètrent et empiètent sur le dessin lui-même.
Un défi à l’interprétation de l’art
La lecture de ces œuvres pose, on l’imagine, des difficultés qui ne peuvent trouver leur solution que dans une approche plus large qui prend en compte les aspirations mystiques et la folie de leur auteur. La tentation de considérer Bra comme une sorte de précurseur de l’art brut peut peut-être percer, sauf que l’on a bel et bien affaire à un artiste dans le plein sens du terme. Si, pourtant, il semble exister peu de rapports directs entre l’œuvre sculptée et l’œuvre dessinée, cette dernière réclame une appréhension libre des catégories habituelles. Aussi intense qu’obscure, aussi profonde que déconcertante, incisive et dérangeante, l’œuvre de Théophile Bra est un défi à l’interprétation de la création et de l’art. “Je suis en réalité, écrira-t-il à la fin de sa vie, un homme qui n’appartient plus à ce monde : je le sens, je le vois, je me le dis.”
Jusqu’au 12 décembre, Musée de la Chartreuse, 130 rue des Chartreux, Douai, tél. 03 27 71 38 80, tlj sauf mardi 10h-12h et 14h-17h, dimanche 10h-12h et 15h-18h.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Sculpteur et mystagogue
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°90 du 8 octobre 1999, avec le titre suivant : Sculpteur et mystagogue