Santiago Sierra, vecteur d’opinion

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 1 avril 2004 - 766 mots

Jusqu’à présent Santiago Sierra, artiste espagnol installé à Mexico, faisait plutôt grincer les dents, déclenchant des polémiques à chacun de ses passages. L’objet du délit ? L’instrumentalisation de la misère sous couvert d’un vernis politique passé à la hâte sur un commerce douteux, celui d’hommes et de femmes en état de détresse sociale que Santiago Sierra avilissait pour quelques dollars. Cinquante billets verts pour se faire tatouer une ligne droite de trente centimètres dans le dos, dix dollars de l’heure pour se faire enfermer pendant trois cent soixante heures d’affilée, soit quinze longs jours à passer derrière un mur dans l’espace du PS1 à New York. Le seul contact avec l’extérieur se faisait par le biais d’une trappe au ras du sol, par où les gardiens passaient de la nourriture. Et les exemples s’enchaînent tous aussi monstrueux. Des héroïnomanes payés en drogue pour se laisser raser un rectangle dans leurs cheveux, des réfugiés tchétchènes contraints au travail au noir parce qu’ils ne doivent pas travailler avant que leur demande d’asile ne soit acceptée par le gouvernement allemand.
Ces hommes dans la misère se sont pliés aux règles absurdes de Sierra : rester quatre heures durant, enfermés dans un abri de carton, à bonne distance des visiteurs du Kunstwerke de Berlin, médusés et incrédules. Mais personne n’élève la voix, le spectateur de l’art contemporain est ainsi, il se laisse faire, parce que c’est de l’art. Seulement voilà, la démarche est tout de même difficilement acceptable. Bien sûr, on comprend très vite qu’à cette relation sadomasochiste se greffe une réalité sociale et politique terrible. Tout travail mérite salaire et dans la plus grande des misères, un trait dans le dos ou quelques heures assis à attendre ne paraissent pas si terribles lorsqu’on est contraint au travail clandestin épuisant ou à la prostitution de survie. Ce n’est pas pour ces gens que l’on est le plus gêné mais pour nous-mêmes.
Notre passivité devant ce spectacle navrant, ces photographies grand format noir et blanc, témoignages emphatiques des performances organisées un peu partout dans le monde et toujours ajustées au contexte sociopolitique ambiant, c’est le point le plus terrible de l’affaire. Pourtant les artistes le savent, ce n’est parfois pas la meilleure manière de faire réagir et s’agiter les opinions que de mettre le spectateur le nez dans sa merde. Bien au contraire, l’acte a pour effet un plus grand défaitisme encore. « Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? » Dans ces cas-là, on est toujours prompt à se ranger du côté des faibles, solidaires dans l’asservissement patronal pour se donner bonne conscience. La fibre réveillée par Sierra n’est pas la bonne, pas plus que ses méthodes. Certains argueront qu’il s’agit là aussi de sculptures minimales car souvent les formes convoquées (ligne tatouée, rectangle rasé, masse géométrique à porter, mur de brique) en appellent à l’art minimal des grandes années 1960. C’est certain. Sous la méthode regrettable se cache une recherche artistique valable qui va en s’affinant au fur et à mesure que Santiago Sierra abandonne la manipulation au profit d’une métaphore bien plus redoutable. À la Biennale de Venise en 2003, le pavillon espagnol est muré. Impossible de percer le mystère de ce périmètre de briques pour qui n’est pas muni d’un passeport espagnol : retour à l’envoyeur avec cette mise en condition plutôt salée du public huppé d’un jour de vernissage.
Le chaland repart dépité, victime géopolitique d’une frontière de pacotille bien humiliante. Sierra vise juste cette fois-ci.
Avec sa nouvelle exaction française, l’Espagnol compte bien nous mettre en garde-à-vue dans un cube noir de 9 m2 minimal à souhait. Sculpture en soi, le volume, insonorisé et ventilé, accueille une chaise. Après avoir signé une décharge signalant avoir pris connaissance des faits, le « prévenu » du centre d’art abandonne ses lacets, sa ceinture, ses bijoux, un peu de sa dignité pour entrer en isolement. Jusque-là tout va bien ou à peu près. La durée de la détention est arbitraire, de une à quatre heures. C’est là que cela commence à faire mal, dans cette France malade d’insécurité
où le nombre des détentions explosent. Dwelling of 9 square meters devrait vite faire passer le goût de l’interactivité au visiteur. En ce temps de campagne électorale, cette pièce pourrait même devenir un vecteur d’opinion. Histoire de faire réfléchir un peu plus. C’est ce que réussit désormais Santiago Sierra. Et il était temps, le monde de l’art allait frôler la non-assistance à personne en danger.

« Santiago Sierra », BRÉTIGNY-SUR-ORGE (91), centre d’art contemporain, espace Jules Verne, rue Henri Douard, tél. 01 60 85 20 76, www.cacbretigny.com, jusqu’au 29 mai.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°557 du 1 avril 2004, avec le titre suivant : Santiago Sierra, vecteur d’opinion

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