Outre rappeler la beauté du quattrocento italien, le Musée Jacquemart-André sort des oubliettes des peintres méconnus, comme Antonio Vivarini, auteur de ce fantaisiste Saint Pierre martyr chassant le diable déguisé en Vierge à l’Enfant.
C’est un sentiment étrange qui étreint les visiteurs de l’exposition du Musée Jacquemart-André, celui de visiter une collection d’un autre temps. Dans la galaxie des grands collectionneurs actuels, rarissimes sont en effet ceux qui se piquent de passion pour l’art ancien, les grandes fortunes lui préférant majoritairement l’art moderne et contemporain. La fascination pour l’art italien ancien des fondateurs de la collection Alana est ainsi à contre-courant, presque anachronique. Cette peinture tant aimée au XIXe siècle n’est aujourd’hui guère populaire, car on la considère élitiste et difficile d’accès. À tort. Car, comme le démontrent ces trésors, nul besoin de connaître le catéchisme ou la Légende dorée sur le bout des doigts pour apprécier cette peinture, qui captive en réalité par la pure délectation visuelle qu’elle procure, ainsi que par la fantaisie de certains artistes méconnus.
La collection compte évidemment son lot de vedettes : Monaco, Fra Angelico sans oublier Lippi. Mais elle renferme aussi des anonymes savoureux et des peintres un peu oubliés, à l’instar de Starnina, Bartolomeo di Giovanni et Antonio Vivarini. Ces artistes du quattro-cento ont comme dénominateur commun un sens aigu de la narration et une recherche d’humanisation des personnages sacrés au profit de l’édification populaire. D’où ces compositions pleines de vitalité, d’invention, d’expressivité et fourmillant de détails croquignolesques.
Ces peintres puisent essentiellement leur inspiration dans la geste des saints, un réservoir inépuisable d’épisodes anecdotiques très « photogéniques » capables de frapper l’imaginaire des fidèles. À l’instar du surprenant panneau d’Antonio Vivarini, l’une des pépites de cette exposition qui remet sur le devant de la scène cet artiste de premier plan tombé dans les oubliettes. Qui se rappelle en effet que cette famille de peintres fut au XVe siècle la plus importante de Venise derrière les Bellini ? Et que son atelier fut un véritable creuset où se croisèrent Uccello, Masolino, des artistes de la Lagune et du Nord de l’Europe à l’orée de la première Renaissance ?
Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, ce fastueux cadre doré qui accroche le regard n’est pas contemporain de l’œuvre. Cet encadrement qui imite l’architecture flamboyante de la fin du Moyen Âge est en réalité un ajout moderne. C’est d’ailleurs un procédé fréquent à partir du XIXe siècle, période où les amateurs redécouvrent la peinture des primitifs et se passionnent pour cette production. Paradoxalement, c’est aussi la période où l’on dépèce allègrement de nombreux trésors pour les vendre à la découpe, souvent sertis dans de charmants cadres réalisés sur mesure pour donner l’illusion d’œuvres autonomes. En effet, ce petit panneau n’était à l’origine qu’un fragment d’une composition bien plus grande et ambitieuse. Le polyptyque originel devait comprendre huit panneaux agencés autour d’une représentation centrale du saint en pied. Heureusement, quelques polyptyques de Vivarini subsistent encore intacts, ce qui permet d’avoir une vision d’ensemble des compositions originelles.
Période décisive, le mitan du XVe siècle constitue une véritable charnière entre la fin du Moyen Âge et la première Renaissance. Ce moment de transition est particulièrement visible dans l’évolution d’artistes comme Antonio Vivarini. Si le peintre commence sa carrière dans la droite lignée du gothique international, il intègre rapidement les nouveautés formelles et spatiales de la Renaissance. L’artiste abandonne ainsi le fond d’or typiquement médiéval au profit de la perspective géométrique. Cette recherche d’une nouvelle profondeur plus réaliste va de pair avec l’abandon de l’ornementation foisonnante pour une architecture claire et rationnelle. Par ailleurs, l’attention portée au rendu des volumes et à la représentation d’émotions individualisées dénote d’une recherche de naturalisme qui inscrit l’artiste dans l’humanisme, tandis que le format même du polyptyque et son organisation en épisodes étanches et le goût pour l’anecdote le rattachent encore aux derniers feux du gothique.
Marque de fabrique de la peinture vénitienne à partir du XVIe siècle, la couleur prend déjà au quattrocento une importance considérable dans ce foyer pictural. Bien que réalisé à tempera, c’est-à-dire avec des couleurs moins éclatantes que celles fondues dans l’huile, le petit panneau de Vivarini frappe par ses teintes chatoyantes, et encore aujourd’hui d’une grande fraîcheur. Le tableau est littéralement dominé par la couleur : le rouge, le bleu, le jaune et bien sûr le rose de l’immense mur qui occupe pratiquement tout l’arrière-plan. Ce chromatisme chaleureux et raffiné est renforcé par un travail subtil sur la lumière naturelle qui nimbe la scène et qui module délicatement les précieuses étoffes et les carnations des personnages. Dans cet univers coloré et lumineux, deux touches noires tranchent fortement et créent une rupture : l’habit du saint et les ailes et attributs du démon. Ce contraste chromatique souligne l’importance de ces éléments fondamentaux pour comprendre l’intrigue.
S’il n’est pas le peintre le plus virtuose de son époque, Vivarini est l’un des meilleurs conteurs. L’artiste a su parfaitement surfer sur le goût pour la narration et l’anecdote de ses contemporains. Le peintre, qui illustre plusieurs gestes de saints, privilégie souvent les épisodes les plus à même de créer des images originales et d’une grande efficacité. À l’instar de cet épisode stupéfiant de la vie de saint Pierre martyr, un frère dominicain du XIIIe siècle. Il représente le moment où le saint, tenant l’ostensoir comme un bouclier, démasque le démon qui dupe les ouailles en prenant les traits d’une Vierge à l’Enfant. L’artiste a de toute évidence un tropisme pour les miracles et le surnaturel, car dans le même cycle peint on dénombre pas moins de trois autres épisodes fantastiques : le feu miraculeux, l’exorcisme de la femme possédée et une guérison miraculeuse. Au-delà de l’anecdote, c’est évidemment le pouvoir d’édification de ces images que recherchent l’artiste et le commanditaire.
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Saint Pierre martyr exorcisant un démon d’Antonio Vivarini
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°728 du 1 novembre 2019, avec le titre suivant : Saint Pierre martyr exorcisant un démon d’Antonio Vivarini