Photographie

Robert Frank à la Tate Modern

Par Patrick Rémy · L'ŒIL

Le 1 décembre 2004 - 588 mots

En avril 1955, Robert Frank commence à sillonner les routes de l’Amérique avec une bourse Guggenheim dans la poche gagnée sur les recommandations de – excusez du peu –, Walker Evans, Edward Steichen, Alexey Brodovitch (Harper’s Bazaar) et d’Alexander Liberman (Vogue). Après un voyage de neuf mois, six cent quatre-vingt-sept pellicules exposées, il choisira avec son éditeur, Robert Delpire, quatre-vingt-trois photos pour un livre devenu culte dans l’histoire de la photographie, Les Américains, sorti en France en 1958, un an plus tard aux États-Unis. Une sorte de poème en images dans la lignée de ceux de ses amis Allen Ginsberg et Jack Kerouac qui signera la préface. Ses photographies ne sont qu’entorses à l’esthétisme en vogue : flou, cadrage loin de tout académisme, pas de pose, il prend les marcheurs de dos dans la rue, une photo directe où il se moque de la technique et des apparats, davantage intéressé par la vie et les sentiments. Avec Les Américains, Robert Frank redéfinit les icônes de l’Amérique : route, juke-boxe, voiture, dîners, stations-service… Une Amérique d’artifices loin de l’imagerie en vogue. Les critiques seront sévères : « New York est beaucoup plus qu’une boutique de bonbons et des homosexuels », écrira le très conservateur magazine Popular Photography, mais Frank n’en a cure, le livre deviendra vite un succès d’estime avant d’entrer dans la légende. Dans de rares interviews Frank donne une fois pour toute la définition de son art : « S’il est une chose que doit posséder une photographie, c’est l’humanité de l’instant. Cette forme de photographie est appelée réalisme. Mais le réalisme seul ne suffit pas. Il doit être visionnaire. C’est à ce prix qu’une photographie pourra être réussie. La ligne est ténue où s’arrête sujet et commence l’esprit » (Ben Maddow, Visages).

Il fallait être un étranger pour poser un tel regard sur les États-Unis. Né en Suisse en 1924, émigré aux États-Unis en 1947, Robert Frank commença dans la photographie de mode avec un contrat aux Harper’s Bazaar et Junior Bazaar, monde de la mode qu’il fréquentera ensuite par intermittence travaillant plus tardivement pour Glamour. On lui doit également trois catalogues mythiques (1989-1995-1997) pour les chemises italiennes Aspesi et un petit film pour Romeo Gigli (1991). Il s’éloignera de la photographie pour le cinéma avec des films comme Pull My Daisy avec de nombreux acteurs de la Beat Generation, Candy Mountain, Last Supper ou le mythique Cocksucker Blues sur une tournée des Rolling Stones, film aujourd’hui encore interdit par Mick Jagger et ses amis !

Robert Frank ne reviendra à la photo que dans les années 1970 photographiant son univers intime : ses enfants, le paysage autour de sa maison de Mabou (Nova Scotia), et quelques rares voyages, explorant sans cesse l’image, jouant sur des juxtapositions, utilisant des appareils photo très bon marché, griffant des mots à même la matière de l’émulsion, ces phrases ayant autant d’importance que l’image... et commence à utiliser un nouveau support : le Polaroid. Toute cette époque sera marquée par un autre livre The Lines of My Hand cette fois publié au Japon avant d’être accepté aux États-Unis, un livre à l’écriture cinématographique très personnelle. Travailleur solitaire loin de toute référence, Robert Frank aujourd’hui ne cesse ses allers-retours entre la photo (aujourd’hui numérique), le cinéma et la vidéo qu’il expérimenta dès les débuts, avec comme seule ligne directrice : l’honnêteté de ses sentiments.

« Robert Franck : Storylines », LONDRES (G.-B.), Tate Modern Bankside, tél. 0 44 20 7887 8008, 28 octobre-5 janvier 2005. Storylines, Steidl, 144 p., 35 euros.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°564 du 1 décembre 2004, avec le titre suivant : Robert Frank à la Tate Modern

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