Afin de fêter le 50e anniversaire de son Musée Matisse, Nice invite ses huit musées municipaux à célébrer, de l’iconographie matissienne à la postérité du peintre, l’œuvre du celui qui y séjourna près de quarante ans.
Ses mots sont précis, malgré l’ardeur et la fièvre qui l’habitent. Plaisir d’esthète que celui de dompter le feu qui brûle. Ses mains dessinent des formes et forment des desseins, pointent des œuvres. Jean-Jacques Aillagon, commissaire général et artificier de l’anniversaire niçois, en est certain : ces expositions mutualisées permettent de distinguer Matisse (1869-1954) autant que Nice, cette ville que l’artiste marqua de ses empreintes artistiques et topographiques.
C’est là le pouvoir des grands. Transformer non pas une ville mais l’image d’une ville, faire qu’il ne soit plus possible de la voir sans son filtre infrangible. L’ombre dédaléenne de Rome par Piranèse, l’ocre crépusculaire de Venise par Tintoret, le jaune électrique d’Arles par Vincent. Et, par Matisse, la fenêtre de Nice, ouverte sur un vert palmier devenu monde à lui seul (Nature morte aux grenades, 1947).
Pour célébrer Matisse, il convenait non seulement d’en illustrer « l’amont et l’aval » – d’après les termes mêmes du commissaire général –, mais aussi d’assumer la spécificité de chaque institution. Car comment sinon affronter l’amplitude de celui qui, pour avoir été émerveillé par sa découverte en 1905, ne cessa de revenir à Nice jusqu’à y mourir dans ses hautes solitudes en 1954 ?
L’hérédité matissienne revient au Musée des beaux-arts, qui explore la production de Gustave Moreau. L’occasion de revoir, grâce à la scénographie affûtée d’Hubert le Gall, les chefs-d’œuvre de celui qui fut pour Matisse, esthétiquement et pédagogiquement, un maître. Au demeurant, pouvait-il être insensible à cette Salomé tatouée (1871), « évocation », de l’aveu de son auteur, « de la pensée par la ligne » ? Et ces Licornes (1885), sous leurs airs diaprés ne préfigurèrent-elles pas la palette et l’eurythmie de Luxe, calme et volupté (1904) ?
Imagier décisif
L’héritage matissien incombe au Musée d’art moderne et d’art contemporain (Mamac). À l’inverse de l’exposition sise en 2009 au Musée du Cateau-Cambrésis, qui avait érigé l’œuvre de Matisse en épiphanie de l’abstraction, le Mamac illustre la postérité iconographique de l’artiste. Et il est moins question de syntaxe que de vocabulaire, d’homophonies implicites que d’emprunts directs. Du pop art jusqu’à la scène actuelle, de Claude Viallat (Sans titre, 1966) à John Baldessari (Double Vision : Warhol Red, 2011) en passant par Wang Qingsong (Fotofest, 2005), les artistes réinvestissent un répertoire opulent qui intronise Matisse en imagier décisif et indiscutable. Magistral.
Pour son cinquantenaire, le Musée Matisse investigue les rapports que l’artiste entretint avec la musique, depuis les représentations qu’il en livra, ici un Violoniste à la fenêtre (1917), là une Petite pianiste, robe bleue (1924), jusqu’aux correspondances qu’il en tira – rythmes, variations, thèmes et harmonies. Matisse sait le pouvoir de la musique, sa faculté à évoquer sans décrire, à exprimer sans dire. Car, comme la note, la couleur vibre et peut suffire à faire vibrer, indifférente à toute coercition illusionniste. Particulièrement dense, le parcours jouit de prêts souverains, ainsi la Tristesse du Roi (1952) du Musée national d’art moderne, mais souffre d’une indétermination quant à son objet, la faute à des rimes kyrielles un peu absconses : la musique mène au rythme, le rythme mène à la danse, la danse mène au corps. Fragile.
Palmes et palmettes
Donnée en 2011 au Musée Matisse, la céramique La Piscine est le trait d’union avec le Musée d’archéologie voisin. Des thermes antiques aux bassins actuels en passant par les baptistères paléochrétiens, l’exposition fonctionne par diagonales audacieuses mais opérantes, de Franco Fontana à Lucien Clergue. Manière de dire la dilatation des corps et la fluidité des rêves.
Ville du jazz – son festival international fut créé en 1948 –, Nice est aussi la ville de Jazz (1947), ce livre illustré dont le palais Lascaris illustre la genèse. Siège de l’imagination débridée quand l’acrobate fraie avec le musicien, l’ouvrage étourdit par la science qui préside à son déploiement que l’on croirait primaire et improvisé. Primaire, à l’image de chaque couleur qui le peuple, et improvisé, à l’instar du jazz qui le hante.
Comment dire le trouble devant l’art, sa permanence et sa splendeur ? Le Théâtre de la photographie et de l’image confronte des pièces issues de la collection d’Amedeo M. Turello, ainsi de somptueuses œuvres d’André Kertesz ou d’Edward Steichen (The Little Round Mirror, 1906), avec certaines sculptures de Matisse (Nu assis, 1904). Ensorcelantes analogies où sourdent le « contingent » et l’« immuable », l’adret et l’ubac de la modernité baudelairienne.
Comment mesurer l’aura de Matisse, au sens de Walter Benjamin ? La Galerie des Ponchettes expose des affiches attestant la fécondité iconique, et presque idéographique, d’une création dont chaque motif – palmier, vase, fenêtre – est susceptible de devenir un signe autonome.
Le motif devenu signe, tel est l’enjeu de l’exposition du Musée Masséna, imaginée par Jean-Jacques Aillagon. En affrontant l’extrême labilité lexicale des « Palmiers, palmes et palmettes », depuis Apollon couronné par la Victoire (vers 1688) de Noël Coypel jusqu’aux féeries de Youssef Nabil (Self Portrait with the Sunset, 2005), le parcours met au jour un remarquable processus d’inflation iconographique et de stylisation plastique. La palme comme un symbole, le palmier comme un ailleurs, la palmette comme un ornement : de la Bible à l’Empire, le motif allait devenir un symptôme d’exotisme et l’élément itératif d’une écriture hiéroglyphique dont Matisse fut l’un des principaux scribes.
Du reste, à Nice, Matisse est un scribe autant qu’un saint, véritable objet d’une idolâtrie populaire et, grâce aux huit stations de cette procession savante, d’un culte enfin canonique.
Commissaire général : Jean-Jacques Aillagon, ancien ministre
Nombre d’expositions : 8
jusqu’au 23 septembre, Musée Matisse, palais Lascaris, Musée des beaux-arts, Musée d’art moderne et d’art contemporain, Théâtre de la photographie et de l’image, Musée Masséna, Galerie des Ponchettes ; www.matisse2013.nice.fr, pass valide 7 jours consécutifs pour l’accès aux 8 sites.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Retour de l’enfant prodigue
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Henri Matisse, La Tristesse du roi, 1952, papiers gouachés découpés, 292 x 386 cm, Musée national d’art moderne, Paris. © Photo : Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°395 du 5 juillet 2013, avec le titre suivant : Retour de l’enfant prodigue