Art contemporain

Remembering the Treason Trial de William Kentridge

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 26 février 2020 - 1107 mots

Composée de 63 lithographies formant un vaste damier noir et blanc, pareille à un jeu d’échecs, Remembering the Treason Trial sacre le dessinateur sud-africain William Kentridge comme l’un des plus grands auscultateurs de l’histoire, quand le passé surimpressionne le présent.

William Kentridge est né à Johannesburg en 1955, année macabre qui enregistre le rasement, dans sa ville natale, du quartier de Sophiatown et le déplacement de 65 000 résidents noirs dans le township de Soweto. La ville est clivée, la population séparée. Le monde est fissuré. L’apartheid enfante une ségrégation, une hiérarchie des ghettos, des barbelés. William Kentridge le constate, lui le Blanc dont le père avocat défend un Noir, Nelson Mandela, durant le Treason Trial (1955-1961), le « procès de la trahison » qui envoie dans les geôles 156 membres du Congrès national africain pour haute trahison envers le gouvernement.

Hybridation et ressouvenir

Kentridge, qui étudie les sciences politiques à Johannesburg puis, au seuil des années 1980, le théâtre à Paris, sait par cœur les entremêlements de l’art et de la politique. Dont acte : chacune de ses créations sera une scène hybride vers laquelle convergeront de nombreuses formes plastiques (dessin, gravure, sculpture, tapisserie ou film d’animation) susceptibles d’exprimer la barbarie d’un monde imbibé de larmes et de sang. À cet égard, Kentridge explorera les mutilations de son pays natal au théâtre (Sophiatown, 1989), les tragédies anciennes et modernes sur une frise de 550 m de longueur à Rome (Triumphs and Laments, 2014), l’inféodation des Africains lors de la Première Guerre mondiale à la Tate Modern de Londres (The Head & the Load, 2018).

Œuvre du ressouvenir, Remembering the Treason Trial (2013) évoque, sous la forme d’un arbre monumental, un procès qui, vieux d’un demi-siècle, se distingue par son enracinement et ses profuses ramifications. Avec cette grande suite lithographique carrée de 195 x 178 cm, admirablement présentée au LaM de Lille Métropole, William Kentridge s’affirme comme l’un des plus grands imagiers politiques de son temps, à l’égal d’Anselm Kiefer ou de Miquel Barceló. Saisissant.
 

La frondaison et le mystère

Le sujet de l’œuvre est né d’un malentendu, d’une de ces phrases que les enfants entendent mal, ou trop bien, c’est selon : « Au fond de notre jardin, il y avait un groupe de sapins et sur notre véranda nous avions une table en mosaïque. Nous avions l’habitude de parler des tuiles dessus. Alors pour moi, pendant toutes ces années, mon père est parti tous les jours vers les “arbres et tuiles”(trees and tiles). » Pour le jeune Kentridge, son père, qui se rend de 1956 à 1961 au « procès de la trahison » (Treason Trial), grimpe-t-il aux arbres ? Sur le toit ? L’ambiguïté, née d’une paronymie, n’est pas innocente : l’arbre devient le lieu du mystère. Du reste, l’arbre n’est-il pas une véritable machine à silence et à paroles, à secrets et à « palabres », comme il se dit dans certains villages africains, quand des femmes et des hommes aiment à se retrouver et à faire des récits sous d’amples frondaisons ? L’arbre, comme un totem. L’arbre, où s’enracinent l’histoire et les histoires. Arborescence infinie.

Le clair et l’obscur

L’arbre offre des ombres – implacables, tranchantes, pleines. En ce pays meurtri par l’apartheid, s’entretissent le noir et le blanc après que régnèrent les Blancs sur les Noirs. Dans ce pays duel, où deux couleurs s’affrontèrent jusqu’à essentialiser les êtres, William Kentridge déploie une végétation frappée tantôt par une lumière indissoluble, tantôt par une obscurité mordante. Ce pays âpre, sans gris et sans nuances, n’est pas celui de Rembrandt, dont la gravure à l’eau-forte intitulée Les Trois Arbres (1643) abritait encore une douceur, une onctuosité. La lithographie de Kentridge est acérée, sans concession ni clémence. C’est une scène de violence(s), pleine d’épines et de ronces. On pense à Otto Dix et à Max Beckmann, à ces expressionnistes allemands qui, pour avoir peint le monde comme un vaste cri, plein de stridences et de herses, sont des pairs pour Kentridge. Mais l’obscurité n’est pas le seul royaume des ténèbres ; elle offre des réponses et permet d’y voir clair. Mieux : ici, l’ombre est éclairante, ainsi qu’il est écrit sur une pancarte (« The Illuminating Shadow»).

La trace et le mot

Pour imprimer sa lithographie, William Kentridge utilise non pas des feuilles vierges – de toute histoire – mais des pages issues de manuels miniers sud-africains, parus dans les années 1890. Par conséquent, l’artiste écrit sur une écriture, s’approprie des formes et des mots anciens afin d’en faire le filigrane de ses dessins. Palimpseste, l’œuvre abrite des traces, des fragments de passé. Cette présence répétée du mot évoque les éclatements cubistes de Juan Gris ou les rêveries dadaïstes de Kurt Schwitters, peuplées de lettres et de tesselles typographiques. Mais cette pratique ne saurait être une simple surécriture, elle transige également avec la disparition, semblable à celle que l’artiste mit au point avec Drawings for Projection (1989-2003), filmant l’effacement du dessin tout juste formé. Remember : se remémorer, c’est convoquer la présence et l’absence, l’être et le fantôme. Et si « le processus d’effacement et les traces qu’il laisse évoquent le passage du temps et, par conséquent, le souvenir », l’empreinte est assurément une épiphanie. Ou une promesse

La couture et l’hybride

William Kentridge aime mélanger les genres, les matériaux, les techniques, et ce depuis sa Fête galante (1985), une « animation du pauvre » qui, composée de photographies de fusains et de collages, formait littéralement un dessin animé. La présente œuvre consiste en un assemblage de 63 lithographies montées sur un support en coton afin que l’ensemble puisse être replié. Ce faisant, l’artiste parvient ici à conjoindre le dessin (sur une pierre lithographique), le livre et la tapisserie, un domaine qu’il explore depuis les années 2000 en recourant à des matériaux naturels. Cet ouvrage brodé, avec ces feuilles cousues entre elles, constitue un splendide damier kaléidoscopique, parfaitement apte à fixer le puzzle de l’histoire et la brisure du temps : « Tout ce qui est là est susceptible de changer. Les certitudes peuvent disparaître. Les émotions ressenties avec une force incroyable ne durent pas nécessairement : elles aussi changent et évoluent. » Hybrider et coudre : tels sont les gestes de l’artiste, ce tisserand du visible.

 

1955
Naît à Johannesburg (Afrique du Sud)
1973
Commence des études de sciences politiques et d’histoire africaine
1975
Débute dans une carrière d’acteur et metteur en scène
1981
S’installe à Paris et suit les cours de théâtre et de mime de l’école Jacques Lecoq
1989
Crée sa première œuvre d’animation :
 
1998
Met en scène son premier opéra :
 
2010
Rétrospective au Musée du Jeu de Paume
2018
Rétrospective au Museo Reina Sofia de Madrid
2020
Rétrospective au LaM
« William Kentridge. Un poème qui n’est pas le nôtre »,
jusqu’au 5 juillet 2020. LaM, 1, allée du Musée, Villeneuve-d’Ascq (59). Tous les jours de 10 h à 18 h, fermé le lundi. Tarifs 11 et 8 €. Commissaires : Sébastien Delot et Marie-Laure Bernadac. www.musee-lam.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°732 du 1 mars 2020, avec le titre suivant : Remembering the Treason Trial de William Kentridge

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