L’image du Christ traverse l’œuvre de Rembrandt. Peintre et graveur protestant, dans une République protestante, celui-ci s’est attaché a révolutionner sa représentation, sa figure comme sa réception dans la Hollande du XVIIe siècle.
Le XVIIe siècle hollandais, défini comme le siècle d’or de la peinture, privilégie le genre profane. Le portrait, la nature morte et le paysage répondent à la demande croissante d’une population qui s’est enrichie avec le commerce, principalement maritime. L’Église cessant d’être le principal commanditaire, la peinture religieuse se voit marginalisée. Les Hollandais, qui ont trouvé dans la Réforme, en particulier dans le calvinisme, la conception religieuse convenant à leur tempérament national, sont récalcitrants à l’idolâtrie. Rembrandt, qui est le produit de son époque et de son pays, ambitionne de renouveler la peinture d’histoire, dont le grand sujet est la représentation du Christ. Il en révolutionne l’iconographie en se fondant sur un modèle d’après nature, comme semble le souligner l’inventaire de ses biens en 1656.
Une iconographie révolutionnaire
C’est précisément cet inventaire, dressé lors de la banqueroute de Rembrandt, qui est à l’origine de l’exposition que propose actuellement le Musée du Louvre. Si dans la chambre à coucher du peintre sont désignées « deux têtes du Christ de la main de l’artiste », dans un coffre comportant les instruments de travail du maître est signalée « une tête du Christ, d’après nature ». Véritable énigme pour les historiens de l’art, cette dernière indication soulève depuis toujours plusieurs questions auxquelles tente de répondre la présente exposition. Pour la première fois, sept têtes du Christ, s’inspirant probablement d’un même modèle, sont réunies aux côtés de quatre-vingt-cinq peintures, eaux-fortes et dessins embrassant l’ensemble de la carrière de l’artiste.
Dès le début de sa carrière, Rembrandt (1606-1669) se passionne pour les sujets religieux et notamment pour la figure du Christ. Sous l’influence de son maître Pieter Lastman (1583-1633), il se constitue un répertoire très large de sujets bibliques. En outre, sa culture visuelle est enrichie par les grands maîtres graveurs du XVIe siècle, Dürer, Lucas de Leyde, Goltzius, qu’il collectionne, mais aussi Mantegna (XVe siècle). Si, durant les vingt premières années, il semble fidèle à la tradition des anciens Pays-Bas et à l’art italien, certains de ses tableaux inscrivent déjà une volonté de reconsidérer l’iconographie christique. Dans ses Pèlerins d’Emmaüs (1629, Jacquemart-André), Jésus, qui est plongé dans un contre-jour, témoigne de la difficulté de Rembrandt à le représenter.
Au XVIIe siècle, l’iconographie du Christ s’appuie, comme par le passé, sur une source apocryphe, la lettre de Publius Lentulus, un contemporain de Jésus, qui donne une description physique idéalisée. Il est dépeint comme un jeune homme aux traits fins, aux lèvres minces, au nez allongé, portant une barbe courte et des cheveux longs de couleur châtain clair, séparés par une raie centrale.
En 1648, Rembrandt, qui s’interroge sur la manière de surpasser les grands maîtres graveurs qui ont excellé dans cet art, travaille à une nouvelle version des Pèlerins d’Emmaüs (Louvre). Il apporte un changement radical dans sa conception de la représentation du Christ.
Délaissant les sources traditionnelles et s’éloignant des images iconiques stylisées, comme dans le Triptyque de la famille Braque (1450-1451) de Rogier Van der Weyden, il engage son atelier dans une série de petites esquisses à l’huile, peintes sur le vif. La répétition du même visage laisse supposer le recours à un modèle vivant, plus précisément à un jeune juif séfarade. Jésus se transforme en un jeune homme au teint sombre, à la chevelure noire, au front bas et à la bouche lippue. Quant à ses attitudes et expressions, elles divergent de manière à souligner différents aspects de son caractère, son humilité, sa douceur et sa vulnérabilité : Jésus devient un objet de méditation.
Cette nouvelle orientation est visible dans Les Pèlerins d’Emmaüs (Louvre) et La Pièce aux cent florins (eau-forte,1649), où nous retrouvons également le même modèle. Ainsi Rembrandt abandonne la théâtralité mettant en scène un Christ aux actions énergiques, comme dans L’Incrédulité de saint Thomas (1634) ou dans Le Christ chassant les marchands du Temple (eau-forte,1635), pour un Christ doté d’une tranquillité et d’une sérénité profondes.
Une histoire de propagande
Rembrandt, fervent lecteur de la Bible et particulièrement de la Statenbijbel (Bible des États, 1637), qui est la traduction hollandaise officielle accompagnée de notes marginales, décide, au cours des années 1640, d’acheminer ses scènes religieuses vers la méditation, tout en se préoccupant de la réaction du spectateur-fidèle. L’artiste, qui privilégie les scènes d’apparition du Christ après sa crucifixion, sa mort et sa résurrection, modèle le récit de manière à accentuer le sentiment d’émerveillement tranquille rendu possible par la méditation et l’acceptation du miraculeux. La résurrection de Jésus et ses apparitions à Gethsémani ou à Emmaüs auprès de ses disciples consolident la croyance du fidèle en sa présence éternelle, en lui servant de guide lumineux.
Dans les cinq versions que Rembrandt donne du Repas à Emmaüs, l’histoire raconte l’itinéraire spirituel du pèlerin chrétien, depuis son scepticisme jusqu’à sa foi. Le jeu de la lumière et de l’ombre, primordial dans ses œuvres, participe aussi à la révélation soudaine de la nature divine du Christ.
Dans une version de 1648 (Copenhague), probablement réalisée avec l’atelier, le rideau est une métaphore qui traduit la révélation du spectateur. Il transcrit littéralement un message de saint Paul, très vénéré des protestants, aux Corinthiens : « Mais jusqu’à ce jour, quand ils lisent Moïse, un voile est sur leur cœur. Or quand on se tourne vers le Seigneur, le voile est enlevé » (Deuxième Épître aux Corinthiens, III, 15-16). Ce voile est également décrit dans l’Exode (XXVI, 31). Rembrandt entend ainsi affirmer le lien indéfectible entre l’Ancien et le Nouveau Testament.
Dans les épisodes du ministère de Jésus, l’artiste a les mêmes préoccupations religieuses envers le fidèle. Dans La Femme adultère (Londres), il s’interroge sur la manière de transmettre les thèmes néotestamentaires de la grâce, du repentir, du pardon et de la rédemption, qui sont inhérents à la loi mosaïque et à l’autorité du Temple. Encore une fois, Rembrandt innove dans le traitement du sujet. Il ne choisit pas le moment où Jésus écrit sur le sol pour exhorter celui qui n’a jamais péché, mais celui de sa confrontation initiale avec les scribes et les pharisiens.
Conformément à la pensée calviniste, la femme adultère, dans cette peinture, ne doit pas son salut à de bonnes actions, mais au libre choix de la miséricorde de Dieu, indépendamment des bonnes œuvres, comme les indulgences délivrées par l’Église catholique.
Au plus près de la vérité
Pour renforcer la continuité entre l’Ancien et le Nouveau Testament, et ainsi se rapprocher de la véracité historique, Rembrandt recourt à un modèle juif. Au XVIIe siècle en Hollande, les communautés juives séfarade et ashkénaze, les plus importantes d’Europe, installées dans le quartier de la Jodenbreestraat où demeure l’artiste depuis 1639, incarnent pour le chrétien le peuple de l’Ancien Testament, en tant que descendant des habitants de Palestine du temps de l’Église primitive. Pour être au plus près de la vérité dans sa représentation de l’iconographie religieuse, Rembrandt non seulement s’adresse à des voisins juifs, mais consulte également les écrits de Flavius Josèphe (37-100), célèbre auteur juif antique, ainsi que les traductions allemandes des Antiquités judaïques et de La Guerre des Juifs, publiées en 1574 et illustrées par Tobias Stimmer.
Rembrandt introduit dans ses œuvres des vêtements orientaux, comme dans La Prédication du Christ (appelée aussi La Petite Tombe, 1652) ou La Résurrection de Lazare (1642), où plusieurs hommes enturbannés portent des costumes ashkénazes, et certaines coutumes juives. Dans Les Pèlerins d’Emmaüs (Louvre), La miche de pain que Jésus bénit est une challah tressée, un pain juif à base d’œuf consommé lors du sabbat et des fêtes. Cette challah, qui souligne l’héritage juif du Christ, est la continuité entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Cette idée est renforcée dans la Statenbijbel où il est expliqué qu’à Emmaüs le Christ rompait le pain « comme le faisaient, au début de leurs repas, les juifs, dont le pain était cuit de sorte qu’on pût aisément le rompre ».
Ainsi, comme l’a très bien souligné Blaise Ducos, conservateur au Musée du Louvre et commissaire de l’exposition : « Les juifs sont plus que des personnages des tableaux de Rembrandt, ils incarnent la conception non classique de son art tourné vers la nature. »
1606 Naissance à Leyde (Pays-Bas).
1621 Entame sa formation dans l’atelier de Jacob van Swanenburgh.
1630 Première représentation du Christ avec La Résurrection de Lazare.
1631 L’activité artistique d’Amsterdam le pousse à s’y installer.
1642 Saskia, sa première femme, décède à l’âge de 30 ans.
1653-1657 Commande de plusieurs toiles du prince de Sicile.
1669 Décès à Amsterdam à l’âge de 63 ans.
Informations pratiques. « Rembrandt et la figure du Christ », jusqu’au 18 juillet 2011. Musée du Louvre, Paris-1er. Tous les jours de 9 h à 18 h, et le mercredi et vendredi jusqu’à 22 h, fermé le mardi. Tarif : 11 €. www.louvre.fr
La maison Rembrandt. Ruiné en 1658, le peintre a dû vendre son bien. Il a fallu attendre 1911 pour qu’un musée occupe l’espace, auquel s’est ajoutée en 1994 la maison attenante consacrée aux expositions temporaires. Depuis sa rénovation en 1998, l’objectif est double : faire vivre la demeure du peintre, tout en présentant ses œuvres sur papier. Indispensable pour entrer dans l’intimité du maître. www.rembrandthuis.nl
Légende photo :
Rembrandt - Le Christ (c. 1657) - Huile sur toile - The Hyde Collection, Glen Falls © photo Joseph Levy
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°636 du 1 juin 2011, avec le titre suivant : Rembrandt - Le visage ressuscité du Christ