Ce monsieur âgé qui marche près de la ville d’Eu et du Tréport semble boire à pleines gorgées la lumière dorée du soir. Comme les voyageurs photographes de notre époque, il s’efforce jour après jour de fixer non seulement ces effets fugitifs mais aussi la mémoire des bâtiments et des gens qui y vivent. Il n’a pas d’appareil – nous sommes en 1845 – et il note tout d’un crayon dans l’un des innombrables carnets qui ne le quittent jamais. C’est un touriste anglais comme il y en a beaucoup depuis la fin des guerres napoléoniennes. Il ne semble pas attirer l’attention, mais tout à coup arrive… un messager du roi Louis-Philippe, en séjour au chateau d’Eu, qui l’invite à venir dîner à sa table. Le touriste tente de refuser... « pas de vêtements convenables... » mais rien n’y fait. Après tant d’années, le roi avait retrouvé celui qu’il avait connu en exil en 1815 à Twickenham près de Londres, le peintre Joseph Mallord William Turner (1775- 1851) déjà au faîte de sa gloire. Confirmant cette anecdote, il a été prouvé que dans les années 1830, Turner avait envoyé au roi des gravures dédicacées qui lui valurent une médaille.
Durant toute sa longue carrière, Turner avait été fasciné par le ciel, les vagues, les tempêtes. L’époque était au romantisme. Il avait voyagé non seulement en Grande-Bretagne mais dans différents pays d’Europe, parfois en montagne, mais il était surtout attiré par les rivages marins et les bords des fleuves, la Loire, la Seine, le Rhin. Alors que ses clients recherchaient dans les paysages une scrupuleuse exactitude de tous les détails, lui était à la poursuite de la lumière. Pour la capter, en plein air au fil de ses longues pérégrinations, il utilisait surtout l’aquarelle.
Il utilisait les couleurs en films fluides et transparents jouant sur le blanc du papier. Bien souvent les formes étaient à peine perceptibles, noyées dans une vapeur colorée. Ailleurs se profilaient des silhouettes d’édifices amarrés à la réalité par quelques points de couleur. C’est dans cette veine que se situent les aquarelles exposées à Amiens.
Elles proviennent des quatre carnets utilisés par Turner durant ses voyages de mai et septembre 1845 en Picardie, de Calais à Boulogne, Le Tréport et Dieppe. Il n’avait guère pénétré dans l’intérieur, seules les côtes l’intéressaient. Certaines aquarelles n’ont pour sujet que les effets de lumière à l’horizon. D’autres laissent deviner le château d’Eu au lointain.
Proche de la fin de sa vie – il mourra en 1851 – Turner alors avait atteint la plénitude de son art. Il s’écarte définitivement de la représentation telle que la désirait son époque.
Le lyrisme exacerbé qui est alors le sien l’amène à ouvrir à l’art une nouvelle forme d’expression.
Il va sans dire que ces feuilles n’étaient pas destinées au public. Réservées au plaisir de l’artiste,
elles ont été cataloguées comme inachevées. Quand le peintre désirait en vendre certaines, il les retravaillait à la gouache, le soir à l’auberge ou dans son atelier de Londres. D’autres vues de Normandie, Rouen (1833) et Abbeville (1836) ont été reproduites par des graveurs pour constituer des séries qui se vendaient très bien. Mais le couronnement final était évidemment la création d’un grand tableau à l’huile exposé à la Royal Academy.
Les aquarelles du dernier voyage de Turner en Picadie ont suscité après sa mort des réactions diverses. L’exécuteur testamentaire était John Ruskin (1819-1900). Fervent adepte du peintre, il l’avait défendu contre tous ceux qui ridiculisaient son style très personnel. Mais il n’a pas apprécié ses ultimes productions.
Le théoricien dogmatique, intellectuel se trouvait face à un visionnaire, en avance d’un siècle sur son époque. À propos des Vues de Dieppe du carnet CCXX, il écrit : « Croquis légèrement colorés, principalement de Dieppe... Je considère qu’ils ont tous été réalisés dans un état d’esprit désordonné et maladif et je les ai donc mis de côté. » Bien plus tard il devait encore qualifier de « gribouillages »
les dessins des derniers carnets.
Il faut cependant rendre justice à celui qui, malgré ces lacunes, a été pour le peintre un avocat de tous les instants. Encore étudiant, il avait écrit tout un volume, Modern Painters, pour sa défense. Il devait y en avoir bien d’autres. Lui aussi a dessiné des sites de Picardie, mais ce sont des représentations précises d’édifices destinées à illustrer ses ouvrages sur l’architecture, La Bible d’Amiens en particulier. Il admirait beaucoup le gothique flamboyant et Saint-Vulfran d’Abbeville le fascinait.
On était en plein dans le Gothic Revival et très loin des visions oniriques de Turner, ce génie trop original pour être immédiatement compris.
Cette insistance sur le sujet et sa représentation exacte se retrouvent dans la plupart des aquarelles d’autres artistes exposées à Amiens. Au XIXe siècle, le public cultivé, amateur de pittoresque, jugeait encore un paysage par la précision du rendu des sites, au détail près.
Les artistes, pour vivre, étaient contraints de répondre aux désirs des acheteurs. Leurs voyages sur
le continent leur fournissaient les sujets convenant à leur clientèle. Ceux qui sont actuellement exposés à Amiens ont été appréciés par Ruskin qui collectionnait leurs aquarelles, celles de David Cox, peintre du vent et des orages, influencé par Turner ou de David Roberts inspiré par le Proche-Orient. Samuel Prout, très présent, vaut surtout par son savoir-faire pour rendre tous les détails architecturaux des bâtiments.
Les meilleurs, Thomas Girtin, John Sell Cotman sont absents. Seul le grand talent de Richard Parkes Bonington est évoqué. Quant à Hercules Brabazon Brabazon plus novateur, vers 1880, il avait compris la valeur d’une vision proche de l’impressionnisme.
« Ruskin – Turner. Dessins et voyages dans la Picardie romantique », AMIENS (80), 48 rue de la République, tél. 03 22 97 14 00, 7 juin-31 août.
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Regards britanniques sur la Picardie romantique
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°549 du 1 juillet 2003, avec le titre suivant : Regards britanniques sur la Picardie romantique