En trois temps, 1795, 1880 et 1965, « La peinture comme crime » explore cette « part maudite » de la modernité, à travers une poignée d’artistes en rupture qui ont voulu échapper au culte de la peinture (ou de la sculpture). De Canova à Redon, le dessin voit l’irruption d’un imaginaire affranchi de la censure, tandis que les actionnistes viennois remettent le corps au centre du processus créateur. Le discours qui sous-tend cette exposition cache malheureusement ce qu’il prétendait faire voir.
PARIS - La peinture comme crime, Malerei als Verbrechen. Empruntée à l’actionniste viennois Rudolf Schwarzkogler (1940-1969), cette formule énigmatique constitue une autre façon d’exprimer le postulat de l’exposition, conçue par Régis Michel : “Si la peinture n’avait été que ça : un long crime contre l’imaginaire, dont elle a monopolisé les ressources, tant elle fut, en Occident, le paradigme intangible de la culture visuelle ?” Sous les auspices de Michel Foucault, le panoptique, c’est-à-dire un édifice circulaire avec un édicule central où siège une instance de contrôle, constitue l’archétype de ce carcan enserrant la création artistique. Surveiller et punir. Au cas où le visiteur n’aurait pas saisi la métaphore carcérale, une brève séquence filmée sur le site d’Auschwitz enfonce le clou. À la fin du parcours, un autre extrait représentant des déportés décharnés, filmés à la libération des camps, lui fait écho, “illustrant” la thèse d’Adorno et Horckheimer sur la raison des Lumières “dont la dérive abstraite [serait] la matrice des camps”. Implicitement se dessine ainsi une analogie entre un système artistique jugé trop normatif ou répressif, dans lequel tout est “codé, codifié, quadrillé, verrouillé, par des organes censeurs (Académie, Salon)”, et un système d’extermination massive ayant envoyé à une mort abjecte des millions d’innocents. Cette analogie n’est pas seulement douteuse, elle est tout simplement inacceptable. L’idéalisme, qui sous-tend une grande partie de la théorie et de la pratique artistiques jusqu’à l’orée du XXe siècle, ne saurait sans confusion être assimilé à l’obsession nazie de la pureté, nourrie de la haine de l’Autre.
Pourtant, en cherchant à s’émanciper d’un discours trop positiviste, l’exposition se proposait, dans le sillage de “Posséder et détruire”, l’an dernier, d’explorer les marges de l’art. “Vecteur privé d’aspirations dissidentes”, le dessin, tel que le pratiquent des artistes comme Blake, Füssli, Goya, mais aussi Romney ou Canova, apparaît comme le champ d’expression privilégié de l’irrationnel, dans lequel le corps, le sexe, le mal ou simplement la différence, ont tous leur part. Intercalées dans le parcours, des vidéos d’Arnulf Rainer ou de Bill Viola disent cette aliénation du corps de l’homme occidental. Et constituent autant de coups de boutoir contre l’empire d’une raison souveraine.
Dans un second temps du parcours, les grands fusains d’Odilon Redon, ces noirs réalisés dans les années 1880, donnent corps à un imaginaire morbide d’une force plastique sidérante, où “le corps devient tête, la tête devient œil, et l’œil devient monde”. Avec des œuvres comme L’Œil dans la fente, la psychanalyse s’offre un objet de choix. Après Pollock et Klein, l’Actionnisme viennois s’affranchit des derniers interdits d’un système discrédité et achève “la crucifixion de la peinture”. Faisant du corps humain un “matériel artistique”, selon les termes d’Otto Muehl, l’un des principaux protagonistes du mouvement, il le soumet à toutes sortes de sévices, de souillures et de tortures. Inquiétée par la violence subversive de ces actions, l’histoire, nous dit-on, aurait délibérément occulté cette “part maudite” de la modernité, qu’il faudrait aujourd’hui réhabiliter.
Des objections naissent naturellement face au déluge d’anathèmes. Mais, critiquer les postulats théoriques de l’exposition, n’est-ce pas prendre, même inconsciemment, le parti d’un système répressif et castrateur, bâti sur une raison totalitaire ? Nous voilà en quelque sorte revenus au temps de la guerre froide, quand un anticommuniste ne pouvait être qu’un fasciste ou un impérialiste. Le caractère daté des problématiques et des analyses développées ici renforce le parfum sixties qui embaume l’exposition. En prétendant mettre bas un carcan esthétique, Régis Michel étouffe les œuvres dans un autre carcan, linguistique et psychanalytique. D’une certaine manière, il ne fait pas confiance à la force expressive du dessin, alors que les œuvres en elles-mêmes construisent un discours autonome et cohérent. Laissant de côté la logorrhée pontifiante imprimée sur les cimaises, il faut voir, selon l’injonction qui nous est faite, voir ces dessins dont la puissance subversive se passe de mots.
- LA PEINTURE COMME CRIME, jusqu’au 14 janvier 2002, Musée du Louvre, Hall Napoléon, 75001 Paris, tél. 01 40 20 51 51, tlj sauf mardi 9h-17h30. Catalogue par Régis Michel, éd. RMN, 384 p., env. 250 ill., 320 F.
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À qui profite le crime ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°137 du 23 novembre 2001, avec le titre suivant : À qui profite le crime ?