Trois œuvres prestigieuses de Raphaël, prêtées par le duc de Sutherland, vont constituer le centre de l’exposition de la National Gallery of Scotland, « The Pursuit of Perfection », qui doit se tenir bientôt à Édimbourg. À cette occasion, on s’interroge sur le sort de la plus grande collection d’art privée de Grande-Bretagne.
LONDRES - La famille Sutherland n’a jamais cessé de faire profiter le public des trésors artistiques qu’elle détient depuis presque deux siècles. Actuellement, 26 œuvres sont prêtées à la National Gallery of Scotland dont huit tableaux de Poussin, cinq de Titien, quatre de Rembrandt, ainsi que des œuvres de Tintoret, Van Dyck, Hobbema, Ter Borch et Steen, sans oublier bien sûr les trois Raphaël qui auront la vedette de l’exposition temporaire du mois de mai.
Selon Lord Rothschild, président du National Heritage Memorial Fund, il est plus important de conserver en Grande-Bretagne la collection Sutherland que de chercher, comme on l’a fait dans le passé, à attirer à Londres les tableaux du baron Thyssen (qui sont allés finalement à Madrid). Quant au sixième duc de Sutherland, malgré sa discrétion, il a confié à The Art Newspaper que des problèmes fiscaux existaient, sans qu’il soit en mesure de dire si ces problèmes imposeront la vente de peintures de la collection. L’héritier du duc, son cousin Francis Egerton, ne l’exclut pas, même si, a-t-il précisé, "la meilleure solution est la poursuite du prêt à la National Gallery of Scotland. L’idéal serait que les œuvres soient acquises par le musée, mais elles risquent de devoir être mises sur le marché".
Une exposition ambitieuse
L’exposition Raphaël de la National Gallery, intitulée "The Pursuit of Perfection", qui ouvrira le 5 mai, illustre l’importance du prêt Sutherland. Aux trois magnifiques peintures qui en forment le cœur sont associés des dessins préparatoires provenant d’autres collections européennes et des éléments techniques fournis par la restauration récente des tableaux. L’exposition a un propos ambitieux : illustrer le processus créatif d’un des plus grands peintres de la Renaissance.
La qualité et la provenance des œuvres de Raphaël est caractéristique de la collection Sutherland. En 1720, les trois tableaux appartenaient à la collection du duc d’Orléans. La Sainte Famille au palmier a un passé encore plus éclatant. Selon Timothy Clifford, directeur de la National Gallery, certains symboles apparaissant dans le tableau, ainsi qu’une référence d’inventaire, donnent à penser qu’il a été exécuté en 1508 pour le duc d’Urbin, Francesco Maria della Rovere. La Madonna del Passegio a appartenu à la reine Christine de Suède et peut-être, avant elle, à Philippe IV d’Espagne. Longtemps attribué à un aide, sans doute Francesco Penni, il pourrait être de la main de Raphaël lui-même, un nettoyage récent ayant permis de constater sa qualité. Quant à la Madone Bridgewater, c’est sans nul doute le plus remarquable de ces trois tableaux.
Origine de la collection Sutherland
Les Raphaël et la plupart des chefs-d’œuvre de la collection Sutherland ont été achetés en 1798 au duc d’Orléans par le troisième duc de Bridgewater, par l’intermédiaire d’un marchand londonien. Dès 1806, la galerie de peintures familiale, à Londres, est ouverte au public. C’est la première collection de peintures de Grande-Bretagne à être régulièrement exposée au public. Quelques toiles sont vendues en 1913, mais le futur duc de Sutherland, alors comte d’Ellesmere, hérite d’une grande partie de la collection en 1944. En 1948, il prête trente des œuvres les plus importantes à la National Gallery of Scotland d’Edimbourg. Aussi longtemps que les peintures seront accessibles au public, elles seront exonérées des droits de succession.
Il y a dix ans, le duc a eu besoin de fonds pour assurer l’entretien de son domaine écossais de Mertoun : dix tableaux sont vendus par l’intermédiaire d’une fondation familiale. Quatre peintures sont achetées par la National Gallery of Scotland dans le cadre d’un accord privé : une Vierge à l’enfant de Lotto, une Descente de croix de Tintoret, École de garçons et de filles de Steen et l’Intérieur au jeune violoniste de Dou. La vente se fait pour 17,6 millions de francs, soit la moitié environ de leur valeur sur le marché, mais le duc est dispensé du paiement d’impôts dont il était redevable. Pour rassembler la somme nécessaire, la National Gallery of Scotland est soutenue par le National Heritage Memorial Fund, qui lui accorde une subvention de près de 9 millions de francs.
Actuellement, 26 peintures sont en prêt permanent à la National Gallery of Scotland. Il y a presque un demi-siècle qu’elles y sont, et bien des amateurs ont oublié qu’elles ne faisaient pas partie des collections permanentes. Leur valeur financière sur le marché libre serait au moins de 880 millions de francs.
Quel avenir pour la collection ?
Quelles sont, dans ces conditions, les scénarios possibles si le duc venait à disparaître ? Sans rien dévoiler des finances privées de la famille, il est possible d’envisager différentes possibilités : la situation actuelle peut se maintenir, avec transmission de la collection à l’héritier du duc et poursuite du prêt permanent à la National Gallery. Mais l’héritier doit envisager de lourds droits de succession sur des biens qui comportent de vastes domaines en Écosse et dans le Suffolk. Malgré toutes les précautions prises par le duc, il se peut que son héritier, pour s’acquitter de ces droits, soit contraint de réaliser certains avoirs.
La deuxième option, qui réglerait le problème fiscal, serait pour l’héritier de procéder à une dation. Quelques tableaux seraient donnés à la nation, et le Trésor renoncerait aux droits de succession. Les tableaux seraient alors donnés à la National Gallery. Le montant annuel des dations est plafonné à 2 millions de livres (17,6 millions de francs). Si des circonstances exceptionnelles le justifient, une réserve de 10 millions de livres (88 millions de francs) peut être débloquée. Il reste donc à savoir si le système de la dation serait applicable dans le cadre de la succession Sutherland.
Deux autres scénarios sont envisageables, au cas où l’héritier souhaiterait que les peintures lui rapportent des liquidités, indépendamment des impératifs fiscaux. Si un des tableaux était vendu au marché libre, les exonérations d’impôts antérieurement consenties seraient annulées. Les sommes en jeu sont telles que l’héritier ne recevrait qu’une fraction de la valeur marchande de l’œuvre vendue, et pourrait être amené à en vendre d’autres. Des acheteurs étrangers seraient sans doute attirés. La délivrance des autorisations d’exportation serait retardée, pour donner à la National Gallery of Scotland une chance d’emporter le marché. Mais les prix seraient alors sans doute trop élevés pour le musée écossais.
Dernière possibilité : l’héritier conclut avec la National Gallery of Scotland une vente directe dans le cadre d’un accord privé. Cette solution comporte des avantages fiscaux, même si les sommes touchées par l’héritier pour ce type de vente sont vouées à rester bien en-dessous des prix du marché libre. La National Gallery of Scotland aurait cependant des difficultés à rassembler les fonds nécessaires : certes, elle a acheté quatre tableaux en 1984, mais les prix ont monté depuis. Ses crédits annuels d’acquisition se limitent à 15 millions de francs ; quant au National Heritage Memorial Fund, qui lui est déjà venu en aide, son budget total s’élève à 76 millions de francs, tant que l’amélioration prévue du fait de l’apport de la future Loterie nationale ne s’est pas encore concrétisée.
Quatre scénarios, quatre conclusions peu satisfaisantes : la première solution serait onéreuse pour l’héritier des Sutherland, la deuxième pour le Trésor, et les deux dernières pour la National Gallery of Scotland. Malgré l’attitude constructive des tous les intéressés, le système fiscal britannique risque d’entraîner la dispersion de la plus grande collection privée du pays.
Raphaël, "The Pursuit of Perfection", National Gallery of Scotland, du 5 mai au 10 juillet.
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Quel avenir pour la collection du duc de Sutherland ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°2 du 1 avril 1994, avec le titre suivant : Quel avenir pour la collection du duc de Sutherland ?