Quand les artistes se manifestent

Par Manou Farine · L'ŒIL

Le 23 août 2010 - 1725 mots

Une chose est sûre, pas d’avant-gardes historiques sans manifestes. Maintenant qu’elles ont disparu, que sont-ils devenus ? Comment les artistes communiquent-ils ? Éléments de réponse avec l’exposition combative à l’affiche de l’EAC.

En 1915, Kazimir Malevitch signe Du cubisme et du futurisme au suprématisme. Le nouveau réalisme pictural. Et s’adresse en ces termes au public : « Nous avons rejeté le futurisme et nous, qui sommes les plus audacieux, nous avons craché sur l’autel de son art. Est-ce que les couards pourront cracher sur leurs idoles ? Comme nous hier !!! Je vous dis que vous ne verrez pas de nouvelles beautés et une nouvelle vérité tant que vous n’oserez pas cracher. »

Trois ans plus tard à Weimar, en avril 1919, l’architecte Walter Gropius, porté par l’utopie d’une communion entre les arts et l’artisanat, s’enflamme avec le Manifeste du Bauhaus. « Tous ensemble, désirons, concevons et réalisons une nouvelle construction de l’avenir où peinture, sculpture et architecture ne feront qu’un et qui, née des mains de millions d’ouvriers, s’élèvera un jour vers le ciel, symbole cristallin d’une foi neuve à venir. »

L’utopie d’une nouvelle société à la clé
Futurisme, constructivisme, suprématisme, rayonnisme, réalisme, orphisme, cubisme, surréalisme, la liste est sans fin des textes programmatiques qui, dans la première moitié du xxe siècle, marquent leur territoire et partagent un même régime sémantique, une même rhétorique : postures d’opposition, solutions d’avenir, inflexions messianiques, appel collectif à la prise de conscience, usage intempestif du point d’exclamation, glorification des audacieux, dialectique d’exclusion et d’adhésion, et surtout croyance implicite dans le progrès. Tous ou presque plaident pour une histoire qui procéderait par ruptures.

Certaines de ces professions de foi manient l’exaltation péremptoire pour mieux faire acte de coupure, d’autres pour mieux prescrire un avenir inédit. N’est-ce pas ce que rappelle en 1918 un Tristan Tzara railleur et libertaire dans son antimanifeste Dada ? « Pour lancer un manifeste, il faut vouloir A, B, C, foudroyer contre 1, 2, 3, s’énerver et aiguiser les ailes pour conquérir de petits et de grands a, b, c, signer, crier, jurer, arranger la prose sous une forme d’évidence absolue, irréfutable, prouver son non-plus-ultra et soutenir que la nouveauté ressemble à la vie comme la dernière apparition d’une cocotte prouve l’essentiel de Dieu. »

Fondamentalement associé aux projets de l’avant-garde historique, le manifeste serait donc ce texte tendu vers une vérité ultime de l’activité créatrice, adossé à une impénitente idéologie de la nouveauté. Avec lui et avec les artistes en guise de guides, pointe souvent l’énoncé d’une vision du monde et la promesse utopique d’un remodelage de la société. Du sol au plafond.

Le registre tient bon jusque dans les années 1960, survivra encore en se limitant au champ esthétique, plus sec et moins totalisant, notamment sous la plume des tenants de l’art conceptuel amalgamant l’œuvre et son énonciation, avant de s’asphyxier en même temps que les grands récits et le triomphe de l’individualité. Plus de « nous », place au « je » ? Fin des idéologies, fin des programmes artistiques ? Que sont les manifestes devenus ? Comment l’artiste (se) manifeste-t-il aujourd’hui ?

C’est à ces questions que tente de répondre l’exposition en forme d’archéologie de la modernité que signe Fabienne Fulchéri, fraîchement nommée à la tête de l’Espace de l’art concret à Mouans-Sartoux [voir L’œil de juillet]. Et pour cause : il y a 80 ans naissait l’art concret, à l’ombre duquel s’adosse toujours le centre d’art. Acte inaugural : un manifeste, sobrement diffusé dans la revue du même nom. Une fois encore, dans la plus pure tradition du genre, le texte énonce exclusion et intention. Et par là même communique. Après tout, le terme même de « manifeste » ne vient-il pas de l’italien « manifesto », autrement dit : dénonciation publique et, par extension, affiche ?

Et c’est bien là le propos de l’exposition : le manifeste comme tribune publique et comme lieu de promotion de l’artiste. Qui dit communication dit forme graphique et mode de diffusion. Et tant qu’il garde sa forme, le manifeste travaille tous les supports. Journal, à l’image du tonitruant Manifeste futuriste que signe Marinetti dans Le Figaro du 20 février 1909, livre, qui accueille le Manifeste surréaliste en 1924, tract, affiche, revue ou même œuvre, comme lorsque Kirchner grave sur bois un texte en forme de manifeste pour Die Brücke et annonce : « Est des nôtres quiconque exprime, sans détour et en toute authenticité, ce qui suscite en lui le pouvoir créateur. » S’ajoutent encore des efforts graphiques susceptibles à leur tour d’incarner l’intention esthétique. Typographie, illustrations, à l’image de l’exaltée cathédrale de Lyonel Feininger qui accompagne le manifeste du premier Bauhaus en 1919 ou du papier bleu Klein sur lequel seront imprimées les déclarations des nouveaux réalistes.

Aujourd’hui, l’œuvre tient lieu de manifeste
Soit. Mais à considérer le genre du manifeste comme acte de communication autant que comme énoncé esthétique, sous quelle forme l’artiste fait-il alors aujourd’hui injonction ? En choisissant pour y répondre des artistes comme Rémy Zaugg, Barbara Kruger, Jenny Holzer, Philippe Cazal ou General Idea, la commissaire joue moins la carte de l’actualisation du « texte manifestaire » que celle plus extensive du message à l’œuvre. Et c’est peu de dire qu’un pan entier de la modernité a préparé le terrain d’un art à voir et à lire. Un art qui prendrait la parole et se déclarerait alors à double titre : en tant qu’œuvre et en tant qu’adresse à un spectateur depuis longtemps inclus dans le pré carré de l’œuvre d’art. Particularité retenue : plus de dissociation entre art et message, entre document et œuvre. Le manifeste fait œuvre. Dans le même temps, l’exposition prend acte du glissement progressif du collectif à la prise de parole individuelle.

C’est évidemment le cas de Ben, de Fluxus à sa partition égotique, chez qui le message fonde l’œuvre même. « Manifester, c’est exister », rédige-t-il sur l’affiche produite à l’occasion de l’exposition. Blanche sur petite toile noire ou sur tout support en circulation, l’écriture calligraphiée de Ben n’en finit pas d’apostropher, activer, de questionner, provoquer. Avec ceci de particulier qu’en un demi-siècle de formules invasives, le message aura largement eu le temps de faire image et signature, au moins autant que discours. Traduit dans la rhétorique Ben, c’est encore redoubler l’affirmation de soi.

Pour un message à réception tout aussi directe, le cas des Guerrilla Girls s’inscrit quant à lui dans une logique plus strictement manifestante, renouant avec le caractère événementiel du genre. Dès 1985, celles qui se sont fait connaître en revêtant des costumes de gorilles et en empruntant des noms de figures historiques féminines, optent pour l’affichage public. Au programme : le décompte chiffré du sexisme des institutions et du marché de l’art. En 1985, elles recensent ainsi une seule exposition personnelle de femme artiste au MoMA, pas une au Guggenheim, pas plus au Metropolitan, ni au Whitney.

En 1989, elles exposent une affiche devenue célèbre. En regard d’une reproduction de La Grande Odalisque d’Ingres, coiffée pour l’occasion d’une tête de gorille, elles inscrivent : « Les femmes doivent-elles être nues pour entrer au Met ? » Et de démontrer : « Moins de 5 % des artistes dans les sections d’art moderne sont des femmes, mais 85 % des nus sont féminins. » L’image assume sans mollir l’ambiguïté de sa nature en s’en tenant à la promotion du message et de ses auteurs. Bien loin des déclarations d’autonomie de l’œuvre tant défendues par un pan des avant-gardes… dans leurs manifestes. S’éloignant par là même de l’universalité de l’art.

Poursuivant sa lecture très extensive, l’exposition s’attarde encore sur les jeux sémiotico-graphiques du jeune duo brésilien Detanico/Lain. Sous sa palette, les planisphères s’organisent en formes textuelles illisibles, alignées à droite, alignées à gauche, dessinant une nouvelle répartition géographique tout en énonçant une mise en forme planétaire du langage : celle du traitement de texte. Sans doute plus naturellement fixées au propos de l’exposition, suivent encore les phrases revendicatives de Barbara Kruger. Textes insérés dans les images, maintenant une tension critique entre les deux, comme lorsqu’elle inscrit en contradiction sur une photographie d’une pellicule de film : « Une image vaut plus que mille mots. »

Déclarations historiques, œuvres s’y rapportant, œuvres délivrant un message, œuvres réfléchissant à la forme du message… Au final, l’exposition fait du manifeste une intervention faite par le discours dans l’espace public. Au risque peut-être de ramener sur un même plan des propositions aussi éloignées que les injonctions de General Idea et les réflexions sur la peinture et ses conditions de perception énoncées par Rémy Zaugg. Reste le mot. « Le mot, Messieurs, concluait Hugo Ball dans le premier manifeste Dada en 1916, le mot est une affaire publique de tout premier ordre. »

L’art concret souffle ses quatre-vingts bougies

Ce n’est pas tout à fait par hasard si l’exposition qu’abrite le temple de l’art concret s’attelle à la notion de manifeste. Il y a quatre-vingts ans, paraissait dans la revue du même nom, le Manifeste de l’art concret. Signé Carlsund, Van Doesburg, Hélion, Tutundjian et Wantz, il affirmait six principes, en premier lieu desquels l’universalité de l’art.
Une affiche bien concrète !
Nous sommes en avril 1930 et le temps des manifestes bat son plein, sur fond de querelles langagières. À commencer par l’énonciation de l’art abstrait. Pour ce petit groupe mené par Theo Van Doesburg, le fondateur de De Stijl, le terme d’« abstraction » ne suffit pas à marteler l’autonomie des œuvres. Rien ne peut leur être extérieur. Ce sera donc « art concret », comme artefact présent, là, dans sa concrétude physique. « Un élément pictural, assure les signataires, n’a pas d’autre signification que lui-même. » La filiation sera fructueuse. D’Arp à la branche helvète d’un Max Bill et bien sûr à Gottfried Honegger, disciple assidu à l’origine de l’Espace d’art concret à Mouans-Sartoux.
À l’occasion de l’exposition, puisant à la fois dans sa première vie de graphiste publicitaire et renouvelant ses « vœux » concrets, il réalise une affiche complexe. En bas à gauche, une citation d’Arp et, partageant la surface en deux, deux bulles. Dans la première, il inscrit « Nous », associé à hier, et dans la seconde « Moi », associé au présent. Ou le passage du collectif au « je », pointant finalement par ce glissement la probable fin du temps des manifestes… sous forme de manifeste.

Repères 
Quelques artistes présentés dans le cadre de l’exposition « Le temps des manifestes » : Josef Albers, Ben, Max Bill, Philippe Cazal, Angela Detanico et Rafael Lain, General Idea, Jenny Holzer, Gottfried Honegger, Barbara Kruger, Ultralab, Theo Van Doesburg, Carlo Vivarelli, Rémy Zaugg.


Autour de l’exposition
Informations pratiques.
 « Le temps des manifestes », jusqu’au 3 octobre 2010. Espace de l’art concret (EAC), Mouans-Sartoux (06). Du mercredi au dimanche, de 12 h à 18 h. Tarifs : 5 et 2,5 € www.espacedelartconcret.fr
L’art concret dans la ville.
« L’art doit sortir de son isolement afin de contribuer à l’aménagement de notre monde artificiel », clame le manifeste de Honegger, artiste zurichois créateur de l’EAC. Celui-ci a donc réalisé de nombreuses commandes agrémentant les gares (à Mouans-Sartoux), les squares (à Grenoble) ou les parkings (à Rennes). Photographies et dessins préparatoires sont présentés à l’EAC, jusqu’au 17 octobre, dans le cadre de l’exposition « Quand la ville devient une œuvre humaine, Gottfried Honegger et la commande publique ».

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°627 du 1 septembre 2010, avec le titre suivant : Quand les artistes se manifestent

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