Venue en Europe « pour amener une renaissance de la religion au moyen de la danse », Isadora Duncan n’est pas seulement la femme-muse, mais une danseuse qui a durablement marqué sa discipline.
La vie tumultueuse d’Isadora Duncan fit si bien dans le romanesque qu’on en oublierait presque sa contribution à la genèse même de la danse moderne. Et pourtant. Au tournant du siècle, l’époque est aux nouvelles pédagogies – Montessori et Steiner en tête –, à l’empathie avec la nature – activités sportives, culte du corps, nudisme et végétarisme font fureur, en particulier en Allemagne. Sur scène ou en plein air se développent des célébrations d’inspiration antique sur fond de mystique païenne, encouragées par une lecture hâtive de Nietzsche et de Rousseau.
Nouveau commencement, promesse d’âge d’or et de paradis retrouvé, Isadora Duncan s’engouffre dans la brèche. « Mon âme était comme un champ de bataille où Apollon, Dionysos, le Christ, Nietzsche et Richard Wagner se disputaient le terrain », raconte-t-elle dans ses mémoires.
Lorsqu’elle danse, ondulant, bondissant, pieds nus, tête renversée en arrière, le plus souvent seule devant deux lourds rideaux, elle rompt alors avec toute illusion théâtrale, toute virtuosité, et veut recommencer la danse, qu’elle souhaite traductrice de sentiments et accessible à tous. « Ce n’est pas seulement la discipline raisonnée du ballet classique que piétinent ses pieds blancs, c’est l’ensemble des conventions intellectuelles et sociales sur quoi vit une société policée », observe en 1929 le critique de danse André Levinson. « J’étais venue en Europe pour amener une renaissance de la religion au moyen de la danse, précise Isadora Duncan. Pour révéler la beauté et la sainteté du corps humain par l’expression de ses mouvements, et non pour distraire après dîner des bourgeois gavés. »
L’expression du divin par le corps
Ni corsets ni chaussons, sous ses tuniques antiques elle dissimule à peine une nudité, plus athlétique que lascive et méditerranéenne. Une manière de renouer avec l’état de nature, en empruntant clairement aux « flancs des vases grecs » et à l’hellénisme que défendait alors son frère, le poète et philosophe Raymond Duncan. « Toute sa naïve personne exprime une compréhension très anglo-saxonne de la grâce antique, reconnaît Colette dans un article qu’elle lui consacre. Mais dès qu’elle danse, elle danse tout entière, de ses cheveux libres à ses durs talons nus. »
Vient s’y adjoindre un autre point de rupture : la musique. Isadora Duncan la première désavoue la partition à danser. C’est à Brahms, Beethoven, Schubert, Chopin, Strauss, à la poésie, à la peinture et aux tragédies grecques qu’elle remet l’impulsion naturelle des gestes, vers une incarnation plastique du mouvement et d’une rythmique intérieure. Pour, dit-elle, « une danse qui fût, par les mouvements du corps, l’expression divine de l’esprit humain ».
Bourdelle rencontre Isadora Duncan en 1903. Mais c’est en 1909 qu’il assiste pour la première fois à une représentation au Châtelet, où elle danse Iphigénie en Tauride de Gluck. Il vient de quitter l’atelier de Rodin ; elle est déjà explosive. C’est la révélation. Le lendemain, il couche mouvements et attitudes sur le papier et esquisse pas moins de cent cinquante dessins. Dès lors, la jeune femme devient pour lui l’incarnation même de la danse ; qui s’invite abondamment dans son vocabulaire.
Dans les années 1910, Bourdelle multiplie d’ailleurs les études : corps vifs et fluides esquissés en quelques traits économes, silhouette nerveuse centrée sur la feuille, croquis ondulants saisis sur le vif ou de mémoire, le sculpteur va régler son idée de la danse sur celle d’Isadora. Il va y trouver une représentation possible de la puissance du mouvement. En examinant la vitalité et la souplesse de ses attitudes, il va rejoindre l’idée de nature telle que véhiculée par la Grèce antique. Et lorsque, entre 1910 et 1913, Bourdelle réalise les hauts-reliefs en marbre de la façade du Théâtre des Champs-Élysées, elle hante à neuf reprises, tunique légère et fendue, longs cheveux lâchés et pieds nus, la grande frise d’Apollon et sa méditation, comme celle des Muses accourant vers Apollon.
« Dans l’orage des plis qui battent dans la frise, s’enthousiasme Bourdelle, dans l’extase des mains levées, dans la haute fureur des rythmes déchaînés empruntés à Isadora, mon âme veille dans le marbre avec toute la vie de nous, contemporaine de toutes les beautés vivantes que sut entraîner et conduire, que sut archaïser l’enthousiasme sacré d’Isadora Duncan. »
* Antoine Bourdelle.
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Quand danser c’est vivre...
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques. « Isadora Duncan (1877-1927). Une sculpture vivante », jusqu’au 14 mars 2010.
Musée Bourdelle, Paris. Tous les jours sauf jours fériés de 10 h à 18 h. Tarifs : 8 et 6 €. www.paris.fr
Le portrait d’Isadora Duncan sur le Web. Un documentaire diffusé en mai 2008 sur Arte à l’occasion des 80 ans de la mort d’Isadora Duncan est aujourd’hui visible sur Internet. Archives d’époque, interviews et performances de chorégraphes majeurs de la scène contemporaine tels Bill T. Jones, Carolyn Carlson, Kathleen Quinlan et Élisabeth Schwartz, dressent le portrait de cette pionnière de la danse moderne au destin tragique qui voulait « consacrer sa vie au culte du beau ».
Je n’ai fait que danser ma vie, l’instructif et sensible documentaire de 54’ signé Élisabeth Kaprist est disponible à l’adresse : http://video.google.com
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°620 du 1 janvier 2010, avec le titre suivant : Quand danser c’est vivre...