De la Grèce antique aux arts numériques, cette créature à la chevelure serpentine et au regard pétrifiant est une source d’inspiration majeure. Pourquoi ? Comment ? Le Musée des beaux-arts de Caen consacre une grande exposition à cette figure fascinante.
C’est un des mythes les plus célèbres de l’Antiquité ; un personnage si connu que son nom a engendré un adjectif que l’on utilise encore et qui signifie être frappé de stupeur. Pour les Grecs, la gorgone Méduse régnait sur les portes de l’Hadès, la frontière qui séparait symboliquement le monde des morts et des vivants. Elle était dotée d’un pouvoir terrifiant, puisqu’elle pouvait pétrifier quiconque la regardait en face. Cette créature épouvantable est immédiatement reconnaissable, car elle se présente comme une tête tranchée dont la chevelure est composée d’une myriade de serpents furieux. Paradoxalement, malgré son caractère horrifique, cette image était aussi investie d’une dimension apotropaïque, car les Anciens pensaient que sa représentation avait la faculté d’éloigner le mauvais sort. C’est pourquoi ce faciès effroyable et grotesque a été peint et sculpté sur toutes sortes de supports : du fronton des temples aux boucliers, en passant par les objets domestiques comme la vaisselle.
Si on ne peut pas dater avec exactitude la naissance du mythe, nous savons toutefois que les plus anciennes sources écrites remontent au moins à Homère, soit au VIIIe siècle avant notre ère, et que les premières représentations sont peu ou prou contemporaines de l’aède, ce poète épique et récitant. Depuis, ce thème à l’iconographie puissante et aux innombrables variations n’a cessé d’inspirer les artistes. D’autant que le mythe englobe de nombreux épisodes propices aux déclinaisons plastiques, jouant sur l’effroi autant que sur le pouvoir de séduction de Méduse. En effet, si les créateurs antiques l’ont essentiellement immortalisée sous les traits d’un monstre, les artistes de l’époque moderne ont exploité l’ambivalence et la beauté maléfique du personnage. Ces derniers l’ont aussi plébiscitée, car ils ont vu en elle une allégorie du regard et de l’image, et donc une mise en abîme du statut de l’art. Une métaphore d’autant plus probante chez les sculpteurs qui ont littéralement la capacité de pétrifier leur modèle.
L’inoxydable fortune iconographique de Méduse réside dans sa grande force visuelle, mais aussi dans les nombreux épisodes édifiants qui composent son mythe. Le destin de la créature est en effet inextricable de l’aventure de Persée, le héros antique par excellence. Afin de sauver sa mère menacée par le tyran Polydectès, le demi-dieu, fils de Zeus et de Danaé, promet au despote de lui ramener la tête de Méduse. Protégé par deux divinités majeures – Athéna et Hermès – qui lui fournissent des accessoires aussi précieux que le casque d’invisibilité et les sandales ailées, il accomplit courageusement son exploit. À partir de la Renaissance, les artistes font leur miel de ce personnage positif, qui incarne la lutte du bien contre le mal, et dont la légende regorge de scènes permettant des compositions élaborées. Pour son morceau de réception à l’Académie royale, Nattier met ainsi en scène le moment où Persée neutralise le meurtrier Phinée grâce à la tête de Méduse, transformée en arme vertueuse.
Si les Anciens représentaient essentiellement Méduse à la manière d’un masque grimaçant et grotesque, les Modernes ont au contraire été subjugués par le potentiel horrifique du sujet. Pratiquement inexistant dans l’iconographie médiévale, ce motif ressurgit de manière très originale à la Renaissance, où les artistes rivalisent de précision pour rendre l’anatomie sanguinolente de cette tête tranchée. L’esthétique fragmentaire de ce corps maléfique, avec ses yeux écarquillés, son visage déformé par la douleur de la décapitation et sa chevelure composée de serpents hargneux, sidère autant qu’elle répugne. Les séquences les plus fréquemment illustrées sont le moment où Persée brandit victorieusement l’abominable tête, mais aussi un focus sur la tête elle-même juste après le coup de faucille fatal. À l’époque, le mythe revêt aussi des connotations politiques, par exemple le saisissant tableau de Rubens a été interprété comme une allégorie du triomphe de la raison stoïcienne sur ses ennemis.
Un épisode secondaire du mythe de Méduse a également grandement participé à son succès indémodable : la délivrance d’Andromède. À partir du XVIe siècle, ce chapitre devient un sujet autonome et même un thème phare de la peinture jusqu’à l’époque contemporaine ! Il faut dire qu’il possède tous les ingrédients pour plaire : de l’héroïsme, de l’amour et un nu particulièrement sexy. Alors qu’il vient d’accomplir son exploit, Persée découvre le sort tragique de la princesse d’Éthiopie. Sa mère ayant proclamé qu’elle est d’une beauté supérieure aux néréides, les nymphes marines se vengent en faisant envoyer par Poséidon un monstre qui ravage le royaume. Pour expier, le roi doit livrer sa fille en pâture à la bête. Le destin de cette belle demoiselle en détresse, enchaînée nue à un rocher ne pouvait que toucher le brave Persée, qui s’empressa de la délivrer et de l’épouser. Ce motif ne pouvait également que séduire les peintres, car il leur offrait un prétexte littéraire pour représenter un nu sulfureux.
6. Le parangon de la femme fatale
Au fil des siècles, l’analyse du mythe de Méduse a été constamment actualisée au gré des inquiétudes, des fantasmes et des obsessions du moment. Les symbolistes voient par exemple dans ce personnage ambigu, suscitant l’attraction autant que la répulsion, le parangon de leur hantise : la femme fatale. Le monstre incarnait à leurs yeux la toute-puissance féminine hypnotisant l’homme et le menant inexorablement à sa perte. Personnage emblématique de l’état d’esprit torturé et poisseux du décadentisme fin de siècle, la créature est ainsi tout sauf un monstre hideux. Méduse est au contraire une séduisante femme à l’érotisme aussi torride que toxique. Ce lien entre la gorgone et la sexualité a d’ailleurs été amplifié par la psychanalyse, Freud rapprochant la décapitation de la menace de castration. La tête tranchée évoquerait le sexe féminin, donc ce que le petit garçon n’est pas censé voir et qui le terrifie, tandis que les serpents seraient la démultiplication du sexe masculin absent chez la femme.
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Pourquoi Méduse inspire tant les artistes
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°766 du 1 juillet 2023, avec le titre suivant : Pourquoi Méduse inspire tant les artistes