Art ancien

Bleu ou rouge Nattier

Par Adrien Goetz · L'ŒIL

Le 1 novembre 1999 - 1438 mots

Grâce à l’un des plus grands portraitistes du XVIIIe siècle, on connaît le célèbre « bleu Nattier ». À l’occasion de la passionnante exposition organisée ce mois-ci à Versailles, L’Œil s’attarde paradoxalement sur le rouge Nattier, celui qui enflammait certains de ses modèles.

Qui sont les femmes de Nattier ? Les visiteurs de Versailles pensent trop vite aux seules filles de Louis XV et l’on conclut que Nattier fut le peintre officiel des princesses de sang et des dames de la cour. Dans la chambre de la Dauphine, on voit en effet Madame Henriette en Flore et Madame Adélaïde en Diane ; dans la seconde antichambre, Madame Élisabeth, duchesse de Parme, en costume de chasse, sa fille l’infante Isabelle, la Dauphine Marie-Josèphe de Saxe, ou Madame Adélaïde faisant des nœuds, prise dans une robe de cour à la taille pointue, les manches en cascades de dentelles et de rubans. Dans son grand cabinet, Madame Adélaïde avait installé le portrait de sa sœur Madame Henriette jouant de la basse de viole. Ici la grandeur s’allie à la frivolité, la noblesse à une certaine mélancolie du regard qui permet au sentiment d’avoir sa place dans les images les plus officielles.

Des îcones de la jeunesse
C’est exactement ce que recherche la haute société de ce temps. Nattier plaît sans réserve, produisant énormément. Ce qu’il invente inspira sans doute Greuze et Élisabeth Vigée-Lebrun. Secondé par son atelier, il se borne à terminer quantité d’œuvres et de répliques, qui posent aujourd’hui des problèmes d’attribution dont se délectent les historiens de l’art. Nattier, rapporte le Suédois Tessin, est alors le peintre qui a le plus de succès auprès des femmes. Ces icônes de la jeunesse en majesté restent, pour la postérité, l’image même de Nattier. Or, un coup d’œil sur la chronologie de l’artiste révèle qu’il faut attendre 1742 et la protection de la reine Marie Leszczynska, dont Nattier fit plusieurs portraits, – le plus beau, la reine en robe d’intérieur de 1748, se trouve aussi à Versailles –, pour que se déclenche la série de commandes royales qui place immédiatement l’artiste au sommet. Il a alors 57 ans. Qu’a-t-il fait jusque là ? En premier lieu, Nattier, fils d’un portraitiste membre de l’Académie, voulut être, comme son aîné Jean-Baptiste, peintre d’histoire. Son tableau de réception, Persée changeant Phinée en pierre, est aujourd’hui au Musée des Beaux-Arts de Tours. Peintre d’histoire, il l’est pour nous surtout parce que ses portraits, comme ceux d’Ingres, servent à l’histoire d’une société et d’un siècle. Celui qui, au début de sa carrière, avait travaillé pour le financier et grand amateur d’art Pierre Crozat, fut longtemps le peintre favori, non de la cour, mais de toutes les familles de puissants fermiers généraux, vastes fortunes dont les Bonnier de la Mosson constituent le plus bel exemple. Nattier représenta Constance Gabrielle Magdeleine Bonnier de la Mosson sous les traits de Diane, ce qui lui conférait déjà un martial aristocratisme mythologique, et Anne-Josèphe Bonnier de la Mosson, devenue duchesse de Chaulnes, en Hébé. Hébé, c’est la jeunesse, la fille de Zeus et d’Héra, la future épouse d’un Héraclès monté enfin aux cieux. Le déguisement a un sens : Nattier utilise aussi Hébé pour Madame de Caumartin. Ce milieu cultivé, qui sait lire ces effigies-allégories, ouvert aux lettres et aux arts, à la musique et à la danse, utilise Nattier pour montrer son mode de vie et ses ambitions conquérantes. Dans leur ascension, ces familles visent l’Olympe ducal des tabourets de cour, et y parviennent avec Nattier.

Érato, Flore et Thalie
Avant la famille royale, Nattier avait travaillé pour deux grands bâtards étrangers, Maurice de Saxe et le duc de Berwick. Il avait conquis, dans les années 1740, la famille d’Orléans, fait les portraits des filles du Régent. Il avait décoré les appartements du Temple dont le prieur était alors le chevalier d’Orléans. Il entrait ainsi dans l’entourage royal. Les deux sœurs de la comtesse de Mailly, alors maîtresse du roi, Madame de Flavancourt et Madame de la Tournelle, commandent ensuite leurs portraits. Voici Nattier dans la place. L’audace absolue consiste alors à passer, presque naturellement, sous la protection de la reine. Nattier a atteint son but. Il se souvient qu’il avait dessiné, dans sa jeunesse, le grand Louis  XIV de Rigaud, encouragé par le roi lui-même qui lui avait prédit qu’il serait un grand homme. Il l’est en effet devenu, en corrigeant l’archétype inventé par Rigaud, en définissant les canons d’une majesté nouvelle. La formule de Nattier est simple. Ses portraits ont, le plus souvent, une double lecture : Madame de Sombreval cesse d’être elle-même pour jouer Érato, la comtesse de Brac se voit en Aurore, la marquise de Baglion en Flore. Les héroïnes de Nattier sont comme des comédiennes, et quand il peint une vraie comédienne, telle Silvia Balletti, il la costume en Thalie, muse de la Comédie. Elle tient un masque qu’elle vient de retirer, soulève un rideau. Comme dans les pièces de Marivaux, le déguisement vaut plus par ce qu’il révèle que par ce qu’il cache. Techniquement, Nattier joue encore sur deux registres : il transpose à l’huile des procédés qui sont ceux de l’excellent pastelliste qu’il fut aussi. Il efface, dans le visage, les lignes et les contours. Il faut, pour s’en rendre compte, observer de très près les yeux, les joues, l’arête du nez de ses figures. Le trait disparaît au profit d’une surface poudreuse en très subtil dégradé. Ce flou infime lui permet de modeler les volumes, de sculpter avec très peu d’ombre : l’œil du spectateur se charge de mettre au point et, à quelques pas de distance, de reconstituer la ligne. En revanche, pour tout ce qui n’est pas chair, les robes, les bijoux, les drapés à l’arrière plan, Nattier dessine avec force et sûreté.

Histoire d’un regard
La vision de la société que révèlent ces portraits, moins lisses qu’il ne semble, donne sur l’histoire de leur temps quelques informations capitales. On peut, grâce à eux, faire l’histoire d’un regard : celui qu’une société montante, dans les dernières années de l’Ancien Régime, où le mécanisme d’élévation par la fortune fonctionnait encore bien, voulait que la postérité portât sur elle. Vers 1749, Madame Marsollier, épouse d’un riche marchand d’étoffes, commande son portrait à Nattier. Le tableau, qui la représente en compagnie de sa fille, montre celle que l’on appelait en riant « la duchesse de velours » avec, sur les joues, cette touche de rouge qui distinguait les femmes de qualité. Est-ce aller trop loin que de dire que c’est pour ces quelques coups de pinceau rouge qu’elle avait voulu ce portrait ? Porter le rouge, était l’équivalent d’être reçu à Versailles. Déjà Madame de Sévigné, signalant que la cour ne misait pas sur la tournure dévote de la princesse d’Harcourt, pariait que bientôt « elle remettrait du rouge ; car ce rouge c’est loi et les prophètes ; c’est sur ce rouge que roule tout le christianisme. » L’évangile de la cour n’a pas changé dans les années qui suivirent, et quand Rousseau, dans les Confessions, parle d’un visage gâté par le rouge, c’est bien cela qu’il veut dire : la femme naît bonne, c’est la société qui corrompt et met du rouge aux joues. Quitter le rouge, c’est se retirer du monde, abandonner Versailles.

Avoir du rouge comme une roue de carrosse
La bourgeoise parisienne, celle dont est issue une Madame Marsollier, ne se met du rouge que par affectation, ou alors elle en met trop, se peinturlure d’un pied de rouge, et l’on dit d’une parvenue qu’elle « a du rouge comme une roue de carrosse ». Le rouge des portraits de Nattier, mis en valeur par le gris ou le blanc des étoffes, sans parler du célèbre bleu qui fait survivre le nom de l’artiste chez les marchands de couleurs, a une portée sociale immédiatement perceptible chez les contemporains. Un portrait commandé à Nattier fonctionne comme un signe de reconnaissance, un moyen d’identification grâce à un jeu d’attitudes et d’attributs. Cette importance mondaine des portraits du peintre est confirmée par le goût des collectionneurs des XIXe et XXe siècles, pour lesquels la possession d’un Nattier reste synonyme d’élégance et de vie aristocratique. Les Américains se sont d’ailleurs rués sur lui dans les années 1890-1950. Depuis Pierre de Nolhac, le grand conservateur qui a sauvé Versailles, et son ouvrage de 1925, nul n’avait véritablement étudié Nattier. Il était juste que Versailles, sous l’impulsion de Xavier Salmon, rende aujourd’hui hommage au célèbre peintre du bleu qui savait enflammer ses modèles avec quelques traits de rouge.

VERSAILLES, Château et CHANTILLY, Musée Condé jusqu’au 30 janvier, cat. RMN, 358 p., 390 ill., 345 F.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°511 du 1 novembre 1999, avec le titre suivant : Bleu ou rouge Nattier

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