En 1890, à 27 ans, Paul Signac réalise cet étrange portrait du critique d’art Félix Fénéon. Celui-ci est aujourd’hui le sujet d’une double exposition à Paris, au Musée du quai Branly et, bientôt, au Musée de l’Orangerie.
« Suicide. Un ouvrier saute du quatrième étage en laissant une veuve, trois orphelins et la fenêtre ouverte. » « Mondier, 75 bis, rue des Martyrs, lisait au lit. Il mit le feu aux draps, et c’est à Lariboisière qu’il est maintenant couché. » Tragiques de vérité, ces « nouvelles en trois lignes », publiées au début du XXe siècle dans le journal Le Matin, font partie du patrimoine littéraire français. Leur auteur n’est ni Balzac ni Zola, mais Félix Fénéon, un journaliste certes peu connu, mais qui gagnerait pourtant à l’être. Avec la même acuité et la même ironie que celles, plus tard, de Weegee en photographie, Fénéon y synthétise en quelques mots ces faits bêtement divers. « Elle tomba. Il plongea. Disparus » suffit à raconter l’une de ces tragédies du quotidien qui ne méritent souvent pas même une manchette à la une.
Oui, c’est bien à ce Fénéon-là que le Musée du quai Branly (jusqu’au 29 septembre 2019) et le Musée de l’Orangerie (à partir du 16 octobre) rendent aujourd’hui hommage, à travers une double et complémentaire exposition. Car le journalisme fut aussi « critique, collectionneur et anarchiste » (pour reprendre le sous-titre du passionnant catalogue d’exposition aujourd’hui publié en coédition avec la RMN), et aussi directeur de la prestigieuse Galerie Bernheim-Jeune. Dandy intellectuel et libertaire, Félix Fénéon (1861-1944) fut, de 1883 à 1893, un critique d’art influent de la meilleure espèce, de celle qui fait parler les œuvres. Défenseur de Matisse, de Modigliani ou des futuristes italiens au moment où il fallait l’être, initiateur en 1920 d’une enquête devenue fameuse sur les « arts lointains » (« Seront-ils admis au Louvre ? »), bien avant la création du Quai Branly et du Pavillon des sessions, Fénéon fut aussi le mordant promoteur, sans en être le théoricien, du néo-impressionnisme, dont il forgea le nom en 1886. Avec Seurat et Signac, le critique noua des relations d’amitié étroites basées sur la compréhension intime de leur travail. « Je regarde toujours la plaquette de Fénéon comme l’exposition de mes idées sur la peinture », écrit Seurat à Signac en 1888. C’est lui qui, d’ailleurs, fixe la terminologie propre au pointillisme en parlant de « mélange optique », de « contraste simultané », etc.
Personnalité haute en couleur, Fénéon se démarque par ses idées radicales. « Toute nouveauté, pour être admise, a besoin que beaucoup d’imbéciles meurent », déclare-t-il en 1889 en prenant la défense de Pissarro. Avant d’abandonner peu à peu la critique d’art pour basculer, avec son ami Maximilien Luce, dans l’anarchisme à la mode…
En 1890, dans le portrait qu’il lui consacre dans la revue Les Hommes d’aujourd’hui, Fénéon voit dans son futur ami « la jeune gloire du néo-impressionnisme ». Flatté par les mots du critique, Signac propose en retour de portraiturer l’écrivain, non pas par un « banal portrait », mais par « un tableau très composé […]. Une pose angulaire et rythmique. Un Félix Fénéon décoratif, entrant, chapeau ou fleur à la main », lui écrit Signac. Exposé en 1891 aux Indépendants, ce portrait reçoit un accueil mitigé. Son titre à rallonge, Opus 217, Sur l’émail d’un fond rythmique de mesures et d’angles, de tons et de teintes, portrait de M. Félix Fénéon en 1890, montre une certaine ironie à l’égard de l’esthétique scientifique du tableau. Si Fénéon lui-même semble avoir peu goûté sa représentation, il l’a conservée toute sa vie en témoignage de l’amitié, intellectuelle mais aussi politique qu’il entretiendra avec Signac jusqu’au décès de ce dernier, en 1935. « Vous m’êtes le meilleur des amis. Et nul de vos amis ne vous aime plus que je le fais », écrit ainsi Fénéon à Signac dans une lettre de 1927.
Le mouvement n’est pas né du pinceau de Signac, mais de celui de Seurat (1859-1891) qui, à la recherche d’une peinture « sienne », s’est inspiré des recherches scientifiques de son temps, celles d’Eugène Chevreul sur la couleur, bien sûr, auteur en 1839 d’un texte fondateur sur le sujet (De la loi du contraste simultané des couleurs), mais aussi celles de Charles Blanc et de Charles Henry. Pour qualifier ses inventions, Seurat parle alors de « chromo-luminarisme », terme qui sera remplacé par celui de « néo-impressionnisme ». Le principe de ce nouvel impressionnisme, qui veut remplacer l’impressionnisme « romantique » par un impressionnisme « scientifique », est simple : le mélange des couleurs ne se fait plus sur la palette, mais dans la rétine du spectateur, grâce à la juxtaposition de points de couleur pure sur la toile. On parle alors de « mélange optique ». Ce mouvement naît véritablement en mai 1886, lors de la huitième et dernière exposition impressionniste et de la présentation, dans la dernière salle, d’Un dimanche après-midi à la Grande Jatte de Seurat, tableau considéré alors comme une « réforme » de l’impressionnisme par Fénéon. Dans cette même salle se trouvent déjà deux représentants du mouvement, le jeune Paul Signac (1863-1935) et son aîné Camille Pissarro (1830-1903). Ils seront rejoints dans leurs recherches esthétiques par Maximilien Luce (1858-1941), Charles Angrand (1854-1926) et Henri-Edmond Cross (1856-1910), qui, en dépit de l’apparente contrainte de la technique pointilliste, réussirent à trouver un style personnel. Du néo-impressionnisme découleront nombre d’avant-gardes du début du XXe siècle, comme le fauvisme français ou le futurisme italien.
Dans le portrait que son ami Paul Signac réalise de lui en 1890, le jeune trentenaire Félix Fénéon est représenté en magicien hiératique, à l’égyptienne, de profil, sur un fond de spirales colorées développant les théories nouvelles sur la couleur. De sa main gauche, le critique tient sa canne et son chapeau haut de forme ; de la droite, une fleur de cyclamen. En bon intellectuel du XIXe siècle, Fénéon s’était construit une image de dandy se donnant l’air « d’un Méphistophélès américain » (Remy de Gourmont). Son physique élancé et sa barbichette soigneusement taillée lui valurent, plus tard, le surnom par Apollinaire de « faux Yankee de la rue Richepance ». C’est d’ailleurs sous ces mêmes traits qu’il apparaît, en 1895, dans le Panneau pour la baraque de la Goulue, de Toulouse-Lautrec, à côté d’Oscar Wilde, comme dans le portrait peint un an plus tard, cette fois à sa table de travail, par Vallotton (Félix Fénéon à la Revue blanche). « Fénéon personnage énigmatique, l’air d’une chèvre angélique avec ses yeux clairs et sa barbe filiforme de mandarin », écrit la romancière Annette Vaillant. S’il reste à la postérité cette image, l’homme, qui s’est évertué à ne rien laisser – ou si peu – de son histoire, reste toutefois profondément énigmatique. Outre ses écrits et quelques portraits, Fénéon préféra par exemple, en bon libertaire, vendre sa collection plutôt que de l’imaginer « croupir dans la poussière et l’ennui des musées ». Il détruisit également ses archives pour, dit John Rewald, « ne rien laisser derrière lui que l’admiration dans le cœur de ceux qu’il avait connus et aimés ».
Pour les pointillistes en général, et pour Félix Fénéon en particulier, les couleurs doivent créer un rythme affectif et les lignes une dynamique. Chez Signac, le critique d’art admire notamment la « dynamogénie » des lignes ascendantes et ondulées. « C’est par ses rythmes internes irréductibles à notre conscience, non par son programme, qu’une œuvre d’art est éloquente », écrit ainsi Fénéon en 1891. Par là, Fénéon montre qu’il a lu l’Introduction à une esthétique scientifique de Charles Henry, publiée en 1885, pour lequel l’art serait régi, comme les sciences, par des lois. Ce principe a pour effet d’accentuer la géométrie des formes et la planéité de la toile, deux effets ici pleinement assumés par Signac.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°726 du 1 septembre 2019, avec le titre suivant : Portrait de M. Félix Fénéon par Signac