Pulsion

Portrait à charge

Par Maureen Marozeau · Le Journal des Arts

Le 30 mars 2010 - 711 mots

Avec « Crime et châtiment », le Musée d’Orsay se lance dans les manifestations pluridisciplinaires exemplaires dont Jean Clair s’est fait une spécialité.

PARIS - Le 24 mars, quarante-cinq minutes avant l’heure prévue de son exécution, Hank Skinner a appris qu’un répit venait de lui être accordé par la Cour suprême américaine. Depuis 1981, la République française ne fait plus tomber les têtes. Le plaidoyer à l’Assemblée nationale de Robert Badinter, alors garde des Sceaux de François Mitterrand, a mis fin au travail de la guillotine. Une machine que l’on découvre non sans effroi dans les salles du Musée d’Orsay, à Paris, invitée d’honneur de « Crime et châtiment », l’exposition magistralement réalisée par Jean Clair sur une idée de Robert Badinter.

De cette réflexion sur l’intérêt porté par les artistes pour le crime et sa punition, naît un parcours foisonnant aux détours historiques, littéraires, scientifiques et judiciaires, et dont le dénominateur commun est la tête qui tombe dès la première salle ; en l’occurrence celle encore fraîche de Louis XVI. Les têtes tombent ensuite par milliers à la Révolution française, lors d’un cérémonial vantant son égalitarisme et sa bienveillance – la chute du couperet serait indolore, pourtant nul ne parle, hormis Victor Hugo, de la torture psychologique des dernières heures du condamné…

Censée recéler la clé de la pulsion meurtrière, cette tête fait l’objet d’une suite d’études empiriques qui, avec le recul, font froid dans le dos : le physiognomoniste Johann Caspar Lavater s’adonne gaiement au « délit de sale gueule » ; le phrénologue Franz Joseph Gall palpe le crâne pour y déceler des bosses suspectes ; l’anthropologue italien Cesare Lombroso dessine la morphologie type du déviant à la lumière de milliers de photographies et des masques.

En cherchant les « stigmates » du criminel né, il était, en somme, à la recherche de la marque posée par Dieu sur le front de Caïn… Cette quête aboutira à la mise en fiche anthropométrique du criminaliste Alphonse Bertillon, permettant de classer les individus qui ont commis des crimes et de repérer ceux qui pourraient en commettre. Une recherche du tempérament criminel pour le moins d’actualité – en 2006, le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy plaidait pour une prévention de la délinquance par le biais d’un « dépistage précoce des enfants présentant des troubles du comportement ».

Preuve de la popularité des théories de la physiognomonie, le scandale provoqué par la Petite danseuse de quatorze ans d’Edgar Degas (1881). Cette tête du petit rat de l’Opéra à laquelle Degas avait donné l’aspect d’un rongeur menaçait de répandre la peste dans les milieux bourgeois parisiens. La criminelle a d’ailleurs une place d’honneur dans ce parcours. « Tout ce qui est rare est intéressant », déclare Jean Clair, rappelant la stupéfaction ressentie devant les infanticides contemporains.

Viseur à guillotine
Avec la modernité, cette tête finira par tomber définitivement. L’Homme qui marche de Rodin est aussi fort et vigoureux qu’il est acéphale. La photographie achève le travail ; pour Jean Clair, le viseur à guillotine de l’appareil photo serait tombé aussi sèchement qu’un couperet sur la nuque du portrait peint dans son acception du XVIIIe siècle. Même s’il est travaillé, le portrait photographique est réalisé aussi mécaniquement, rapidement et froidement qu’une exécution capitale. Giacometti tentera de revenir au portrait, ce qui lui vaut d’être répudié par Breton, dont le groupe de surréalistes exaltait l’acte criminel.

« Et ce n’est pas un hasard s’il s’agit de la tête d’un homme agonisant planté sur une pique », ironise le commissaire. Parallèlement à l’annihilation de l’être se déploie la fascination humaine pour le châtiment, illustrée par les journaux et les gazettes spécialisées où se déverse l’hémoglobine et où valsent les membres découpés. Le visiteur ne manquera pas de reconnaître cette complaisance pour le crime dans l’offre fictionnelle et documentaire actuelle.

On ne sort pas indemne de « Crime et châtiment ». Par un glissement imperceptible, le crime « inhumain » y apparaît indissociable de la nature humaine, et la justice « humaine » semble trop souvent inhumaine.

CRIME ET CHÂTIMENT, jusqu’au 27 juin, Musée d’Orsay, 1, rue de la Légion-d’Honneur 75007 Paris, tél. 01 40 49 48 14, www.musee-orsay.fr, tlj sauf lundi 9h30-18h, 9h30-18h45 le jeudi. Catalogue, coédité avec Gallimard, 416 p., 425 ill., 49 euros, ISBN 978-2-07-012874-7.

CRIME ET CHÂTIMENT

Commissaire général : Jean Clair, conservateur général du patrimoine et membre de l’Académie française

Commissaires : Laurence Madeline, conservatrice et chef du service culturel et éducatif au Musée d’Orsay ; Philippe Comar, professeur à l’École nationale supérieure des beaux-arts

Nombre d’œuvres : 457 œuvres (tableaux, œuvres graphiques, moulages…)

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°322 du 2 avril 2010, avec le titre suivant : Portrait à charge

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