Les expositions a priori les plus cohérentes du Mois de la Photo s’avèrent parfois décevantes. La manifestation, qui élabore son programme sur deux ans, pêche encore par la dispersion, le panachage et le mélange des genres.
PARIS - La présence du cinéaste et photographe hollandais Johan van der Keuken, invité d’honneur, promettait beaucoup, mais il est la première victime de la dispersion (peut-être volontaire ?) de ses prestations : une dizaine d’ensembles, du maigrelet au démesuré, dont deux rétrospectives photo et cinéma, réparties à la Maison européenne de la photographie (MEP), à l’Institut néerlandais, à la Maison de l’Amérique latine, au Jeu de Paume. L’étroite relation entre les pratiques de l’image fixe et de l’image animée étant le fondement de la démarche de Van der Keuken, les pistes sont brouillées à partir du moment où on ne peut clairement les mettre en regard l’une de l’autre. Au lieu de quoi, l’Institut néerlandais présente dans l’espace du premier étage quatre pièces différentes qui se télescopent sans conviction, et au sous-sol une rétrospective du travail photographique, trop à l’étroit, alors que la MEP aurait pu assumer à elle seule l’exploration de cet œuvre prolixe. On n’y trouvera en fait qu’une mince invitation dans les couloirs du sous-sol de l’état-major (lire ci-contre), à travers de bien modestes travaux. Si la démarche tour à tour documentariste, sociale et intimiste de Van der Keuken est peut-être plus évidente lorsqu’on aborde son œuvre filmique, peut-être fallait-il le rendre plus visible et accessible au public ? Le photographe novateur et spontané qu’il est dans les années cinquante – ce qui nous a valu les livres clés Nous avons 17 ans (1955), Paris mortel (images de 1956-1958) et Achter Glas (Derrière la vitre, 1956) – est plus facile à montrer en exposition. Le livre de photos est bien, à cette époque, le meilleur véhicule d’un travail sur les regards suspendus, les poses de la jeunesse ou les particularismes parisiens de la vie urbaine. Van der Keuken occupe une place entre Doisneau et Klein, sans la malice de l’un ni les tensions de l’autre. À la Goutte d’Or, gare de l’Est, place Vendôme, au bal du 14 Juillet, c’est la manière bien parisienne d’habiter le lieu, de manifester sa présence par des pancartes qui frappe apparemment un Hollandais. Mais en dehors de ces repères bien jalonnés, la rétrospective Van der Keuken se disperse, accumulant les variantes d’une image, les séquences redondantes, les jeux formels qui tournent parfois à la démonstration d’efficacité ou de savoir-faire.
L’impression d’une documentation hâtive
La Photographie soviétique, présentée au Pavillon des Arts, serait un bon sujet à condition qu’il soit traité avec plus de rigueur sélective et sur une période plus courte (ici 1917-1991, ce qui amène à occulter les variations de fonction, de destination, donc de signification des photographies). Se télescopent des images de tous statuts, des tirages originaux de grande qualité et des tirages “postérieurs”, des “œuvres” de Rodtchenko ou Ignatovitch et des tirages de presse, regroupés en sections approximatives (“la lutte pour les récoltes records”, “les anniversaires de la victoire de 1945”, “la lutte pour la construction du communisme”). L’ensemble donne l’impression d’une documentation hâtive rassemblée sans précision, sans explication, sans analyse des enjeux de l’image dans de tels régimes, comme si la seule collecte tenait lieu d’argument. Là encore, un sujet d’une telle ampleur mériterait plus de préparation, que le Mois de la Photo devrait initier.
Une satisfaction, et une découverte pour beaucoup, émerge de ce programme : les deux prestations de Toshio Shibata, photographe japonais de grand renom, peu connu ici. Le Centre national de la photographie présente des paysages réalisés depuis une dizaine d’années sur des environnements défigurés et “dé-naturés” par le béton, mais dont la géométrie artificielle, la matière brute et contrastée n’en sont pas moins imposantes et fascinantes, surtout quand elles s’opposent à une nature persistante (herbe, arbres, eau vive). Ces images sont tellement fortes et archétypales, dans un format toujours juste, qu’elles dominent aisément les ruines pourtant plus dramatisées de Miyamoto, malencontreusement placées en contrepoint et réduites au rang de simples “photos” factuelles. On retrouve cette rigueur du propos chez Françoise Paviot, où les “métamorphoses” du terrain concernent des sites américains : la fascination de Shibata pour les barrages, les surfaces de coffrage et de ruissellement lui permet de dépasser de très loin l’habituel débat sur la laideur industrielle.
Dernière satisfaction, assortie d’un regret : la présence opportune de l’artiste Jim Dine, dont les images déclinent une thématique de la noirceur (corbeau, tableau noir, crâne) dans de somptueux tirages numériques, et renouvellent avec brio l’imagerie photographique ; quelques images à la MEP, – trop peu – complétées pendant cinq jours, au Salon Paris Photo, par les meilleurs éléments de la série... Un tel artiste méritait mieux.
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Pistes brouillées, images télescopées
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°73 du 18 décembre 1998, avec le titre suivant : Pistes brouillées, images télescopées