Le peintre impressionniste aimait aussi rechercher des effets par la gravure qu’il pratiquait lui-même comme le Musée Van Gogh d’Amsterdam en rend compte.
Amsterdam. La petite exposition « Unique Impressions » que le Musée Van Gogh d’Amsterdam consacre aux gravures de Camille Pissarro (1830-1903) est d’abord une expérience quasi-initiatique pour le visiteur : après deux niveaux éclatants de couleurs, où se confrontent David Hockney et Van Gogh, on accède à un troisième étage, qui s’apparente à un cabinet retiré sous les toits, plus austère et plus secret, où se trouve déployée une sélection de 43 gravures de l’artiste. Elles proviennent d’un ensemble de 91 œuvres récemment acquises par le musée après le décès du collectionneur Samuel Josefowitz, qui consacra sa vie à rassembler une collection de choix.
La logique de la progression s’impose néanmoins par une obsession commune aux trois artistes mis en valeur cette saison : tous s’efforcent de saisir des instantanés du temps, des lieux et des saisons, des variations subtiles de la lumière et du climat. Pissarro, commodément rangé dans la case des impressionnistes, s’avère cependant pratiquer un art de la gravure fait avant tout d’expérimentations et de recherches techniques. Autant qu’un artiste, il est un artisan. Autant qu’à l’atmosphère, il s’intéresse au « faire ».
Dès la deuxième gravure, il semble se répéter, inscrivant par deux fois sous son sujet « Épreuve unique », comme pour insister. Il est conscient que chaque tirage révèle son lot de surprises. Aucune épreuve ne ressemble à l’autre. C’est un festival de variations sur un thème, où l’artiste retravaille sa plaque sans cesse. Entre les divers états, c’est moins pour le spectateur le jeu des sept erreurs que la perception de différences subtiles. Devant le premier Effet de pluie, eau-forte et aquatinte de 1879 [voir illustration], on sent venir l’orage. Puis, dans l’épreuve suivante, l’essuyage crée sur le cuivre des poches de lumière. Enfin la dernière épreuve (judicieux et unique prêt du Rijksmuseum) se voit griffée de lignes obliques indiquant une pluie battante.
L’artiste n’est au début qu’un aquafortiste, certes doué. Puis en 1875, il recourt à la pointe sèche qui arrache au cuivre de petites « barbes », conférant au sujet profondeur et velouté. Qu’il tire la plaque « sèche » ou avec une « sauce », l’ambiance s’en trouve modifiée. En 1879, les échanges avec Degas deviennent essentiels. Ce dernier fonde la revue Le Jour et la nuit pour promouvoir la gravure, jeu du noir et du blanc – projet vite avorté. De son ami, Pissarro apprend le monotype. L’exposition en compte trois, de vrais petits tableaux peints, forcément uniques. Et surtout, il s’adonne avec passion à la « cuisine » pour produire ce qu’il appelle sa « manière grise » : le grain d’aquatinte donne les valeurs tonales, se combine aux autres outils. L’artiste frotte, racle, avec de la toile émeri, avec une brosse métallique. Tout est bon pour varier les effets. Degas possède une de ses planches, la Femme vidant une brouette montrée ici. Il imprime lui-même en couleurs le sixième état de la Masure de son ami Pissarro, laquelle se profile alors sur l’or du couchant.
Plus tard, Pissarro retourne à ses recherches en solitaire. En 1894, il installe sa propre presse taille-douce. Mais il lui importe moins de vendre que d’explorer les possibles, sur cuivre, sur zinc… Le voilà qui imprime en couleurs (avec l’aide de sa voisine, l’artiste américaine Mary Cassatt, ce que l’exposition omet de signaler). Il ressort de cet ensemble une impression singulière : Pissarro a les deux pieds et les mains dans la matière, comme sa paysanne campée au milieu des choux. Une vitrine didactique centrale, très bien faite, montre les outils, les plaques, expose la petite fabrique du graveur. Sur les feuilles, on est frappé par le corps lourd des baigneuses, par les chevaux trimant sous la pluie, par la foule qui se presse au marché, par les empilements de légumes, par le poids de la terre et le travail dans les champs.
Et cependant, il s’en dégage aussi une évanescence : ici les vaches d’un premier état sont à peine esquissées, pas encore vraiment là. Ailleurs, des oies disparaissent d’un état à l’autre, se fondant dans le paysage pour laisser toute la place à la figure féminine au bain. Il n’est sûrement pas anodin que l’Arbre et terrain labouré soit gravé au dos d’un vieux daguerréotype – car l’artiste fait flèche de tout bois.
À leurs débuts, quarante ans plus tôt, les premiers photographes ne parvenaient pas à figer le mouvement, en raison du temps de pose : la rue paraissait vide, les passants étaient effacés. Chez Pissarro aussi, le monde solide est le lieu d’un passage sensible et éphémère, qui souligne la fragilité des figures vivantes, cernées d’un trait, aussi vite effacées. On comprend mieux pourquoi cette Femme vidant une brouette a fasciné Degas, par ailleurs photographe : elle ressemble à une sorte de négatif, où la paysanne, comme insolée directement, volontairement gommée, en vient à se confondre avec la terre et les arbres alentour.
On apprécie en outre le parti pris des conservateurs de ne pas trop restaurer les feuilles. L’une des dernières, un pâle portrait de Lucien Pissarro, fils de l’artiste, est improbable : tirée de guingois, au verso d’une page de magazine imprimée, elle porte dans la marge inférieure un étonnant semis de chiures de mouche, qui nous rappellent que, toujours, la matière est à l’œuvre.
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Pissarro à l’épreuve de la gravure
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°520 du 29 mars 2019, avec le titre suivant : Pissarro à l’épreuve de la gravure