Le musée des Impressionnismes s’intéresse à la période normande de l’artiste qui a séjourné à Vernonnet, situé près du Giverny de Monet, de 1910 à 1938 date à laquelle il s’installera définitivement sur le Côte d’Azur, au Cannet.
Peintre de la joie de vivre, témoin intimiste des petits plaisirs de la vie bourgeoise ou artiste angoissé par la fuite irréversible du temps, le moins que l’on puisse dire est que les appréciations portées sur Pierre Bonnard (1867-1947) sont contrastées. L’exposition « Bonnard en Normandie » réunit des créations de la maturité, de 1910 à 1938. Elle peut être l’occasion de porter un regard renouvelé, sans a priori ni clichés, sur une œuvre qui se prête aisément à une lecture facile tant elle paraît séduisante au premier regard.
Une première prise de « notes » à l’aquarelle
Bonnard n’aime pas, comme le faisaient les impressionnistes, planter son chevalet face au paysage qu’il se propose de peindre. Il redoute les constantes variations de lumière : « Les effets de lumière changent trop vite. Je fais de petits croquis et note les couleurs. » Le peintre précise : « Je fais toujours une aquarelle directe et rapide qui m’aide énormément et sans laquelle tout travail ultérieur serait impossible. Je fixe mon impression colorée. Je m’y reporte constamment pour éviter de dérailler dans l’exécution de l’œuvre elle-même. »
Ses innombrables annotations et notes succinctes prises sur le vif dans ses petits carnets et agendas lui permettent d’organiser l’espace de ses peintures à l’huile. Il travaille habituellement sur des toiles sans châssis punaisées sur les murs de l’atelier. Il commence par délimiter une première surface de travail sur la toile, en ménageant des marges significatives qui lui permettront d’agrandir la surface peinte s’il en ressent le besoin.
Peintre nomade, il aime aller d’atelier en atelier en emportant ses toiles. Il lui suffit de les dépunaiser, de les rouler et de les charger sur le toit de sa voiture (on raconte qu’un jour un rouleau se serait détaché sans que le peintre ne s’en aperçoive, et aurait ainsi disparu ). Il travaille souvent sur la même toile pendant des mois, des années. Il est donc difficile de déterminer les lieux exacts où ont été réalisées de nombreuses peintures et tout aussi hasardeux de les dater avec précision.
Dans sa « Roulotte » auprès de Claude Monet
Bonnard achète en 1912 La Roulotte, une maison qu’il louait depuis deux ans à Vernonnet, un village situé à cinq kilomètres de Giverny. L’artiste peut ainsi se rendre facilement auprès de son grand aîné, Claude Monet, avec lequel il gardera toujours des relations cordialement respectueuses. Mais la maison est suffisamment éloignée de l’animation engendrée par la colonie de peintres installée autour du maître de Giverny pour préserver la tranquillité de Bonnard et de sa compagne. Marthe est en effet de plus en plus misanthrope et Pierre fuit toute vaine agitation qui pourrait le distraire de son travail. La maison surplombe un terrain de dix-huit ares et offre à partir des fenêtres et de la terrasse une vue exceptionnelle sur le jardin, la Seine et les coteaux qui dominent la rive opposée.
Le peintre développe rapidement une relation intime avec La Roulotte, très reconnaissable à son balcon de bois, tout comme il le fera avec sa maison du Cannet, près de Cannes, à partir de 1926.
Le Balcon bleu, l’une des toutes premières représentations de La Roulotte, embrasse l’ensemble de la propriété, du balcon jusqu’aux masses arborées se déployant vers le fleuve. Peint dix ans plus tard, Le Balcon à Vernonnet (vers 1920-1933) est construit tout autrement. Le balcon de bois, structure verticale au bord gauche de la toile, délimite le champ visuel, accentuant un remarquable effet de plongée vers la masse des herbes folles d’où surgit un personnage. Cette silhouette permet à l’œil de se repérer dans l’espace de la toile sans passer par les artifices illusionnistes de la perspective traditionnelle totalement laissés de côté par Bonnard.
D’une exécution plus rapide, Paysage normand (1920), construit tout en hauteur, est comme délimité par l’encadrement d’une fenêtre. Les plages de couleurs se réduisent à une gamme de bleus et de verts, rompue par les branches et les troncs d’arbres du premier plan, par le rectangle rouge de la maison visible sur la gauche et par les silhouettes incertaines en bas à droite. Les variations de l’intensité lumineuse donnent à l’œil, attiré par les touches jaunes et gris-bleu pâle de la partie inférieure du tableau, la possibilité de reconstituer la profondeur. Le jardin « sauvage » ou « inculte » devient un des sujets de prédilection du peintre. On dénombre plus d’une centaine de toiles inspirées des paysages et du jardin de Vernon.
Quelquefois aussi, l’extérieur et l’intérieur de La Roulotte se combinent en d’audacieuses compositions. Atypique, Décor à Vernon (vers 1920-1939) développe un premier plan à la touche impressionniste et un paysage aux contours imprécis traité avec une aisance totalement libre. Une scène en apparence familière semble étrangement énigmatique pour peu que l’on s’y attarde. Le tronc massif d’un marronnier, véritable colonne antique tronquée, occupe un sixième de la surface totale du tableau et semble répondre à la figure de Marthe, figée telle une pythie séculaire tenant une pomme. Tiens, une histoire d’arbre, de pomme et de femme !
À droite, une autre silhouette féminine tient, si l’on se fie à un dessin relevé dans un carnet de 1921, le manche d’une raquette de tennis. Pas vraiment radieuse malgré la forte luminosité orangée de sa robe qui renvoie à l’orange tout aussi vif de la femme près de l’arbre, elle peut même sembler menaçante. Bien innocente, ou indifférente paraît, au contraire, la femme fondue dans le motif floral et tenant un panier de fruits. Tout à gauche, comme en coulisse, deux personnes devisent, observées par une troisième. L’idée du temps suspendu, devenu un véritable cliché quand on évoque le travail de Bonnard, est ici d’une incontestable pertinence.
Peindre sur le motif et d’après mémoire
Parfois, seul l’intérieur de La Roulotte retient l’attention du peintre. Salle du petit-déjeuner (vers 1925) ou Nappe blanche (1925) mettent en jeu une préoccupation majeure de l’artiste : la tension entre surface et profondeur, la surface picturale devient ici une composante à part entière. La perception du monde à laquelle nous sommes invités est totalement intériorisée, dynamisée par un conflit permanent entre « le motif que l’on a sous les yeux et le motif que l’on a dans la tête », conflit particulièrement tendu quand le peintre traite le corps féminin (Baignoire, 1925) ou le visage (Autoportrait, 1930).
Bonnard ne se contente pas de regarder le jardin et le panorama depuis sa terrasse. Il aime se promener alentour à pied, parfois en barque, ou plus loin avec son automobile, prenant toujours de nombreuses notes sur ses petits carnets. Trouville, la sortie du port (1936-1946), terminé un an avant sa mort, montre une fois de plus que ce n’est pas vraiment la « couleur locale » qui intéresse le peintre, la lumière de cette toile est tout sauf normande. Pour Bonnard, porté par une incandescente volonté « de rendre vivante la peinture », seule importe la réalité de la matière picturale, avec ses logiques propres.
Bonnard a-t-il une place dans le panthéon de l’art moderne ? Le débat, amorcé du vivant du peintre, est loin d’être clos. Considéré très tôt comme l’un des peintres les plus doués de sa génération – âgé de 21 ans, il participe à la création du groupe des Nabis –, il n’adhère par la suite à aucun des grands courants avant-gardistes du xxe siècle et se trouve rapidement classé dans la catégorie « peintre intimiste bourgeois », donc antimoderne.
L’année de sa mort (1947), la plus importante revue d’art de l’époque, Cahiers d’art, publie un éditorial de Christian Zervos intitulé : « Pierre Bonnard est-il un grand peintre ? » L’auteur y défend l’idée que seul un public peu averti et sensible « avant tout à la facilité et à l’agrément » peut apprécier sa peinture. À la lecture de l’article, Matisse pique une colère mémorable et note rageusement en marge du texte : « Oui, Bonnard est un grand peintre ! »
À l’inverse, pour Picasso, « Bonnard n’est qu’un néo-impressionniste, un décadent, un crépuscule, pas une aurore. » Et pourtant, le patient virtuose des formes et des couleurs disposées sur la toile avec un arbitraire jamais démenti n’a-t- il pas écrit, après Maurice Denis, sur une page de son agenda, le 2 décembre 1935 : « Le principal sujet, c’est la surface qui a sa couleur, ses lois, par-dessus les objets. » On est bien loin du cliché d’un peintre toujours renvoyé à l’immédiateté de ses sensations.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Pierre Bonnard - Impressions soleil… normand
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques. « Bonnard en Normandie », jusqu’au 3 juillet. musée des Impressionnismes, Giverny (27). Tous les jours de 10 h à 18 h. Tarif : 6,50 euros. www.museedesimpressionnismesgiverny.com
À Giverny. Monet s’installe à Giverny en 1883. Le village attire rapidement un grand nombre de peintres américains désireux de mettre en application les principes impressionnistes. En 1992, Daniel Terra, homme d’affaires américain et grand collectionneur, inaugure le musée d’Art américain Giverny. Ce musée devient le musée des Impressionnismes Giverny en 2009 avec l’ambition de mettre en lumière les origines et la diversité géographique du mouvement. Giverny, étape essentielle d’un parcours impressionniste de la vallée de la Seine, est également un jalon crucial dans l’histoire du passage de l’impressionnisme à l’art du XXe siècle.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°635 du 1 mai 2011, avec le titre suivant : Pierre Bonnard - Impressions soleil… normand