Célèbre pour ses écrits critiques et la finesse de ses analyses, Roland Barthes (1915-1980) s’est imposé dès le début des années 50 et a traité de multiples thèmes qui furent autant de prétextes à l’écriture. L’exposition du Centre Pompidou mêle des objets et des documents d’archives d’ordre biographique à un choix d’œuvres plastiques. Retour sur le parcours et les goûts esthétiques de Barthes avec Patrick Mauriès, historien de l’art, éditeur et auteur d’un ouvrage sur l’écrivain.
Quelle était la place de Roland Barthes dans la vie intellectuelle française lorsque vous l’avez rencontré ?
J'ai rencontré Barthes, d'abord par ses livres, au moment fort de ce que l'on a pu appeler la vague structuraliste. Je vivais en province, j’étais encore au lycée et n'étais donc absolument pas conscient de ce que représentait tout cela. Simplement, son écriture, son approche furent pour moi illuminantes : une de ces lectures qui décident un peu de votre vie. Il avait bien sûr un rôle central au sein de la constellation Lacan-Foucault-Althusser, mais ayant connu lui-même un parcours atypique, il n'avait rien d'intimidant au sens fort. Très sensible lui-même aux effets de force, aux démonstrations de pouvoir, il avait comme une inclination naturelle à s'en – et à vous en – préserver. Il était par la force des choses, de ses livres, à la place du maître, mais c'était un maître un peu en retrait, conciliant, attentif sans jamais être insistant.
L’exposition, imaginée par Marianne Alphant et Nathalie Léger au Centre Pompidou, mêle manuscrits et œuvres d’art. Peut-on parler d’un plaisir visuel du texte ?
Il faut d'abord remarquer que Barthes lui-même investissait, chargeait de sens l'espace comme tel. Il lui fallait le dessiner, le structurer pour pouvoir écrire. Il mettait en place un dispositif, qu'il a lui-même décrit non sans se moquer un peu de son aspect obsessif, et qui était déjà de l'ordre de la construction esthétique. Il avait en outre une évidente jouissance à – comment dire ? – « confectionner » ses manuscrits, les découper, les agrafer, les recoller, les numéroter, les indexer, les mettre en relation par l'usage des couleurs, etc. Enfin, sa graphie même est extrêmement séduisante : souple et large, sans une ombre de mollesse, ferme et sensuelle. La dimension graphique fut, me paraît-il, très importante pour lui d'un bout à l'autre de sa vie, et donc ce que vous appelez le « plaisir visuel du texte ». J'ai toujours pensé d'ailleurs qu'il avait une vision foncièrement esthétique du réel, sans qu'il soit jamais question chez lui d'esthétisme : vous n'avez qu'à considérer son livre sur le Japon pour le constater. Il y a dans cela une – parmi d'autres – des véritables « raisons d'être » de cette exposition, dont je dois dire qu'elle est parfaitement réussie, émouvante et qu'elle retrouve, ou recrée, quelque chose du « tempo », de la mesure même de Barthes.
Est-il exagéré de dire qu’avec La Chambre claire, il a été à l’origine de l’immense intérêt que l’on constate depuis vingt ans pour la photographie, et particulièrement la photographie ancienne ?
Non, je pense que ce serait un peu exagérer les choses. Il a su accompagner un mouvement qui naissait, une forme de réévaluation. Il était familier de certains galeristes, comme Samia Saouma et William Burke, qui se spécialisaient déjà dans ce domaine, et s’ouvraient à de nouveaux artistes, dont Mapplethorpe qui fit là l'une de ses premières expositions. Cela dit, il est clair que la photo l'a toujours intéressé, ne serait-ce qu'à titre de message, dès la période sémiologique. Et le thème de l'isolement, de la découpe de l'image, du prélèvement au milieu d'un flux d'image recoupe son goût « fétichiste » du cadre, du fragment, du détail amoureusement isolé.
Son goût, en matière d’art ancien, était-il si original que cela ? Saenredam, Arcimboldo ?
Je ne crois pas que Barthes se soit jamais posé la question de l'« originalité » en matière de goût. Il devait y être relativement indifférent. Je vous rappelle qu'il se décrivait comme étant à l'arrière-garde de l'avant-garde. Outre ses propres curiosités, il ne faut pas mésestimer dans ses choix d'objets ou de prétextes d'écriture, le rôle des contingences apparentes : celui des amitiés (avec Daniel Cordier, par exemple) ou des rencontres, celui aussi de la pure et simple commande. Il a souvent dit qu'il n'écrivait que sur commande, et nombre de ses écrits sur les peintres rentrent dans ce cadre.
Barthes était-il collectionneur ? Pouvez-vous évoquer le décor de sa vie quotidienne ?
Collectionneur, certainement pas. Il lui est seulement arrivé d'évoquer un certain intérêt (« fétichiste », une fois encore) pour les boîtes, les coffrets, les étuis, les écrins : pour ce qui est à la fois circonscrit, délimité, fermé et qui ouvre sur l'inattendu, le secret, le déconcertant. Peut-être aurait-il pu être collectionneur, sans doute la question de la cote, de la valeur l'ennuyait-elle. Il y a de l'« hybris » chez le collectionneur, fut-il le plus modeste, qui lui était totalement étrangère. Cela était apparent dans son intérieur même, et j'ai évoqué dans mon petit livre ma surprise lorsque je suis entré pour la première fois dans son appartement. C'était un intérieur pour ainsi dire sans décor, sans la moindre fioriture, où se percevait l'absence d'intérêt pour les à-côtés, pour tout ce qui finit par embarrasser ou encombrer l'existence. C'était, si l'on veut, un intérieur pauvre, janséniste, un espace du (strict) nécessaire. On voit d'ailleurs dans l'exposition quelques-unes de ces boîtes, si importantes pour lui, dans lesquelles il rangeait ses fameuses fiches, instruments indispensables de son travail intellectuel. Elles offrent comme le symbole même, ou le résumé de ce qui l'entourait : une simple boîte de carton (à chaussures ou à cigares) découpée et recouverte de motifs à la gouache un jour de désœuvrement. Je vois, naïvement peut-être, comme un reste d'austérité protestante dans cette indifférence résolue à la transfiguration de l'ordinaire, ou dans cette restriction consentie.
Pensez-vous qu’il y ait en ce moment une « mode Barthes » ?
Dans l'économie des médias qui est la nôtre, toute exposition d'importance suscite son flux, je dirais, justificatif d'articles (dont celui-ci est un symptôme comme un autre), de reportages, d'appréciations plus ou moins biaisées, de « unes » culturelles obligées, etc. La présente exposition n'échappe pas à la règle, et ce n’est pas plus mal dans ce cas précis, comme je vous l'ai dit, étant donnée la qualité de l'entreprise. Catalyse-t-elle, ou suscite-t-elle, une « mode Barthes », je ne saurais très sincèrement le dire, car pour moi, Barthes et son œuvre échappent à tout effet de mode : ils sont un moment de ma propre histoire, à ce titre toujours et définitivement présents.
L’exposition « Roland Barthes » est ouverte du 27 novembre au 10 mars. Centre Pompidou, piazza Beaubourg, 75003 Paris, tél. 01 44 78 12 33, www.centrepompidou.fr
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Patrick Mauriès : Roland Barthes à Beaubourg
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°543 du 1 janvier 2003, avec le titre suivant : Patrick Mauriès : Roland Barthes à Beaubourg