ART CONTEMPORAIN

Okayama, écosystème de l’art et du vivant

Par Christian Simenc · Le Journal des Arts

Le 17 octobre 2019 - 1166 mots

La manifestation triennale, dont la direction artistique a été confiée cette année à Pierre Huyghe, convie une vingtaine d’artistes dans plusieurs sites, historiques ou non, de la ville d’Okayama. D’autres initiatives se déroulent au Japon, à Kobe et Marugame.

Okayama. Il est loin le temps où Naoshima, île de la mer intérieure du Japon, inaugurait son premier musée signé par la star nippone Tadao Ando. C’était en 1992. Depuis, institutions artistiques et sculptures en plein air ont poussé comme des champignons, non seulement sur ce confetti, mais également sur une douzaine d’autres îles pour l’édition 2019 de la Triennale de Setouchi (jusqu’au 4 novembre), faisant aujourd’hui de cette partie du monde l’un des hauts lieux de l’art contemporain. Mieux : cet élan fait boule de neige et de nouvelles manifestations voient le jour alentour en réinventant, chacune à leur manière, la formule.

« Okayama Art Summit »

Ainsi en est-il de la deuxième triennale « Okayama Art Summit », à Okayama, dont l’édition 2019, cornaquée par l’artiste français Pierre Huyghe, arbore un titre énigmatique : « If The Snake ». « Effectivement, il ne s’agit pas d’une thématique, car je ne voulais rien qui vienne se superposer aux artistes. Potentiellement, il peut y avoir des porosités entre les œuvres, voire une continuité, mais c’est tout », indique le directeur artistique. Pas de thème donc, et moins d’artistes invités – une vingtaine issus de neuf pays –, présentés dans plusieurs sites dans la ville. « Je pense que le modèle de manifestations avec une centaine d’artistes est fini, tranche Huyghe. Lorsqu’il y a trop de monde, tout s’annule et devient plat. Produire de la pensée devient, de fait, impossible. » Celle que proposent les artistes logés dans l’ancienne école élémentaire Uchisange paraît de prime abord peu réjouissante. Or il faut s’y attarder. Avec Cathode in Refugium, l’Américain Matthew Barney plonge ses gravures sur cuivre dans une sorte d’aquarium contenant, d’une part une solution haute densité en vue d’une électrolyse, d’autre part des micro-organismes bien vivants, créant ainsi un mystérieux écosystème aquatique. À l’extérieur de l’édifice, la Suissesse Pamela Rosenkranz a déversé dans une piscine un liquide visqueux épais et rosâtre comme en molle ébullition (Skin Pool), installation à la fois attirante et répulsive. Sur l’immeuble en face est projeté le film X. laevis (Spacelab) de l’Irlandais John Gerrard [voir ill.], lequel mixe deux expériences emblématiques effectuées sur des grenouilles, à deux cents ans d’intervalle : celle du chercheur Luigi Galvani, le premier à avoir expérimenté la bioélectricité (1791), et celle réalisée au cours d’une mission de la navette spatiale Endeavour (1992) qui a mis en évidence le fait que les vertébrés peuvent se reproduire dans un environnement sans gravité. L’image géante du batracien en apesanteur est proprement fascinante. Non loin, dans l’ancien gymnase, le Libanais Tarek Atoui a installé The Wave, « orchestre » composé de neuf instruments confectionnés par lui. Leurs divers matériaux et éléments – métal, bois, pierre, os, câble… – tiennent en équilibre instable, le tout produisant aléatoirement une étonnante « mélodie » diffusée à l’instant T grâce à un système d’enregistrement sophistiqué.

Post-séisme à Kobe pour Trans-

A contrario des festivals rassemblant une multitude d’artistes, la décroissance semble faire son chemin (lire l’encadré). Un nouvel événement intitulé « Trans– » et organisé à Kobe la met en pratique, comme l’explique Sumi Hayashi, sa directrice : « En regard des autres manifestations artistiques, nous voulions, d’une part, n’inviter qu’un nombre réduit d’artistes, et d’autre part, ne pas intervenir dans un lieu déjà consacré à l’art comme un musée ou une galerie, mais au contraire utiliser la ville elle-même et ses habitants. » Seuls deux artistes ont été conviés : la photographe japonaise Miwa Yanagi et le plasticien allemand Gregor Schneider. Un choix judicieux. La première a créé le spectacle The Wings of the Sun, fondé sur le roman éponyme de Kenji Nakagami et mêlant théâtre, danse, musique et chant. Les représentations ont eu lieu durant le premier week-end d’octobre sur une barge flottante dans le port Kobe. De son côté, Gregor Schneider a développé, dans les quartiers de Shinkaichi et Shin-Nagata, un projet intitulé « The End of the Museum », série de douze installations détonantes. Ainsi, dans un couloir banal du métro, entre les stations Kosoku-Kobe et Shinkaichi, il déploie un labyrinthe d’une centaine de mètres de long constitué d’une succession de salles à franchir. À chaque fois, le visiteur s’imagine ouvrir une porte sur un nouvel espace, et immanquablement il se retrouve dans le même volume répété à l’identique, en l’occurrence une salle de bains non achevée. L’expérience se réitère une dizaine de fois. Angoissant et amusant. Gregor Schneider a choisi ses lieux d’intervention avec une grande habileté. Ainsi entre-t-on avec quelque appréhension à l’intérieur d’un ancien laboratoire de recherche sur les maladies infectieuses. L’un des secteurs a été entièrement repeint d’une peinture épaisse blanche laquée. Ailleurs, dans un bureau, des tiroirs et plafonniers sont jetés à terre, des vitrines brisées et des fils électriques démantelés, dans une ambiance post-séisme. Dans The Dark Side of Dwelling, l’artiste transforme un hôtel miteux jadis destiné aux ouvriers des chantiers navals en un espace entièrement anthracite que l’on peut découvrir à l’aide d’une microlampe de poche. Gregor Schneider a également eu la possibilité d’intervenir chez deux particuliers. Pour pénétrer dans ces deux maisons traditionnelles, il faut s’inscrire, mais l’expérience – dont l’une associe des comédiens – est ahurissante et, dans les deux cas, inattendue.

Sur l’île de Shikoku, le son esthétisé  

Marugame. À quelques encablures d’Okayama, sur l’île de Shikoku, la ville de Marugame recèle un vénérable jardin vieux de plus de trois siècles, Nakazu Banshou-en, peuplé de pins, dont un de toute beauté taillé en cône évasé et âgé de… 600 ans. Ce jardin accueille pour la première fois cette année un événement d’art contemporain intitulé « Soundscape Image Generation ». « Il s’agit d’un projet expérimental visant à faire connaître le concept japonais de nature et son esthétique à partir d’une nouvelle présentation spatiale utilisant le son au sein d’un bien culturel traditionnel qui existe depuis l’époque Edo, explique Kazunao Abe, professeur à la faculté des arts de l’Université polytechnique de Tokyo et commissaire de la manifestation. L’idée, comme l’indique le titre, est de métamorphoser un “landscape” [paysage] en un “soundscape” [environnement sonore]. » Seuls deux artistes occupent le lieu : le musicien Evala, 43 ans, et le plasticien et performeur Akio Suzuki, 78 ans. Ce dernier a sélectionné six lieux au cœur du jardin où il a déposé ses « Oto-date », petites plateformes circulaires allégoriques sur lesquelles le visiteur peut prendre place et éprouver de manière accrue les sens de la vue et de l’ouïe. Bidouilleur de génie, Evala, lui, a planté ses micros à plusieurs endroits et alentour, en bord de mer, pour enregistrer des sons qu’il remixe ensuite avec ses propres compositions. L’installation s’intitule : Chosho Hakkei. Ainsi, dans la maison de thé haut perchée et truffée de haut-parleurs, se distille une œuvre sonore mêlant le vacarme lancinant des vagues ou le bruit métallique de la cascade qui coule à l’autre extrémité du jardin à des sons électroniques. Envoûtant !

 

Christian Simenc

If the Snake, Okayama Art Summit,
jusqu’au 24 novembre, ancienne école primaire Uchisange, Tenjinyama Cultural Plaza de la préfecture d’Okayama, Musée d’Orient, château, musée des beaux-arts de Hayashibara, Okayama, Japon, www.okayamaartsummit.jp.
Art Project Kobe 2019: Trans–,
jusqu’au 10 novembre, dans plusieurs lieux dans la ville de Kobe, trans-kobe.jp.
Soundscape Image Generation,
jusqu’au 24 novembre, Nakazu Banshou-en, Kagawa-ken, Marugame-shi, Nakazucho 25-1.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°531 du 18 octobre 2019, avec le titre suivant : Okayama, écosystème de l’art et du vivant

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