Saisissante, pourvue d’un catalogue extraordinaire, une exposition grenobloise célèbre la peinture de Bonnard, cette machine à rêveries, reflets et scintillements. Retour sur un chef-d’œuvre, morceau de soleil et de lumière peint en 1936.
L’eau, toujours l’eau. Être près de l’eau ou dans l’eau, au bord de la mer ou dans une baignoire : la maladie des poumons de Marthe (1869-1942), que Pierre Bonnard (1867-1947) rencontre en 1893, nécessite la compagnie de cette eau qui est toujours un baume, souvent un soin. De Saint-Tropez à Antibes, d’Arcachon à Deauville, le couple Bonnard, lorsqu’il n’est pas à Paris ou à Saint-Germain-en-Laye, mène une vie balnéaire, hantée par le tropisme azuréen, que le peintre a découvert en 1904 avec ses amis nabis Édouard Vuillard et Ker-Xavier Roussel. Mais, plus que les marines ou les plages, Bonnard révère l’eau domestique, celle des tubs, qui figurent sur les photographies noir et blanc prises au seuil du siècle, celle des baignoires qui constituent le rare luxe d’un couple habitué à l’exiguïté immobilière. Là, dans ces « cabinets de toilette où l’eau ruisselle » (Thadée Natanson), Marthe se dénude, se dévoile, s’effeuille, s’offre aux yeux d’un peintre avide de couleurs et de chairs – les mêmes.
Peinte en 1936 et achevée en 1938, comme s’il fut difficile au peintre de se défaire de cette odyssée sensuelle, la toile Nu dans le bain parvient, malgré son format moyen (93 x 147 cm), à hisser l’intime en monument, ou en vertige. Gouffre et ascension de la jouissance optique, quand il faut prendre le risque de se délester pour avancer sur la via ferrata de l’éclatante beauté : « Certes la couleur m’avait entraîné. Je lui sacrifiais, et presque inconsciemment, la forme. »
Remarquablement, le Petit Palais acheta au cœur de l’été 1936 cette toile pourtant inachevée, et ce, grâce aux subsides accordés au musée pour l’Exposition internationale des arts et des techniques de 1937. Ce faisant, la Ville de Paris entrait en possession d’un joyau alchimique transformant l’air en or et l’eau en feu, conservé depuis 1988 au Musée d’art moderne de Paris.
Bonnard le sait : il n’y a pas d’un côté le corps et, de l’autre, l’espace. Le réel forme un tout sans cloisons, sans limites. Les chairs pénètrent l’air ou l’eau. Et inversement. Tout infuse. Le monde est un grand sfumato et la peinture une épiphanie. Vinci, Tintoret, Goya, Giacometti et Rothko le surent également. Ce faisant, le corps se dilue ici dans l’élément liquide, s’effile au point de presque disparaître. Bleutées dans les mollets, les jambes deviennent rosées dans les cuisses à la faveur d’un glissement chromatique subtil, tributaire de la qualité de l’eau, elle-même tributaire de l’épaisseur de l’air, elle-même tributaire d’un soleil deviné… Avec son corps de tanagra, Marthe noie sa maladie dans une eau tout à la fois chaude et froide, rayonnante et dangereuse, nouvelle Ophélie happée par l’immobilité de l’eau et nouvelle Suzanne, scrutée nue cent quarante-sept fois par un vieillard de peintre et de mari, parfaitement entêté dans le fait de voir et de montrer ce qu’il voit : une scène immémoriale où se rejouent tous les bains du monde.
C’est après le suicide de sa maîtresse, Renée Monchaty, que Bonnard peint en 1925 son premier nu dans un bain, comme si cette scène était appelée à devenir primitive, ou ultime. La baignoire comme un lit, ou comme un cercueil. Comme le lieu de l’infini vers où converge le féminin. Singulièrement, les visages peints par Bonnard, et en particulier celui de Marthe, sont illisibles. Ils échappent à toute reconnaissance, à tout principe d’individuation. Une femme devient la Femme, éternelle et indivisible. Ici, le visage n’échappe pas à la règle. La vision surplombante du peintre, renforçant l’idée d’un voyeurisme, qui n’est autre qu’une feinte indiscrétion, laisse à voir, sous la masse havane des cheveux, le profil d’un nez et d’une bouche, un profil pareil à un museau, comme si l’humanité menaçait de toujours rejoindre la bestialité, ainsi du visage de la Petite Danseuse de quatorze ans de Degas. Animal et énigmatique, le visage semble s’être absenté jusqu’à devenir un inaccessible concentré d’intériorité.
Bonnard jouit du fait de voir. D’observer. Quoique malade, la chair offerte et alanguie de Marthe est une promesse, celle de la peinture, du désir de peindre, de posséder en peinture. L’œil électrise tout ce qu’il voit, le monde réverbère partout. Ainsi sur cette portion de sol, dont on sait qu’il fut refait avant l’installation du couple au Cannet. Les tesselles du carrelage sont ici bleues, là or, comme frappées par un soleil miraculeux, ou un reflet insensé. Royaume des métamorphoses, des coruscations. Transfiguration de l’espace dans cette salle de bains que l’on dirait de Babylone ou de Ravenne, quand la couleur est un luxe, quand tout est calme et volupté, quand le pourpre s’emmêle au mauve, quand le pigment est le réservoir munificent des nuances et des variations, quand « la solitude », comme l’écrit superbement Yannick Haenel dans le catalogue, « est une réserve de frémissements rouges, orange, jaunes ». Car il faut être seul pour ainsi s’abandonner dans son bain et ainsi affronter le feu que le réel dépose sur la rétine.
Le tiers supérieur de la toile s’apparente à une large frise de carreaux – de verre ou de faïence. Ce pattern eût été répétitif s’il n’avait été le lieu d’un déferlement de couleurs, réparties en cinq bandes verticales – or, bleue, rose, orange et mauve –, caractéristiques de la palette de Bonnard. Mais la couleur, plutôt que d’être circonscrite à une surface, par une surface, enfreint le motif et contamine tout l’espace : incontinente, elle est de la lumière. Impossible de distinguer le contour de la baignoire, frappé par une lumière souveraine qui crée un espace presque irréel, en lequel Picasso voyait mauvaisement « un pot-pourri d’indécision ». Composant un ensemble moins décoratif que programmatique, ces damiers paraissent constituer une méditation déguisée sur le pouvoir – recouvrant et signifiant – de la peinture, en ceci semblable aux réflexions des membres de Supports/Surfaces, tels que Jean-Pierre Pincemin ou Claude Viallat. Généalogie inattendue. Atavisme inconscient.
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Nu dans le bain de Pierre Bonnard
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°749 du 1 décembre 2021, avec le titre suivant : Nu dans le bain de Pierre Bonnard