BERNE / SUISSE
Pionnier de l’expressionnisme, Emil Nolde est resté toute sa vie en marge du mouvement, par tempérament et par son style. Le Centre Paul Klee de Berne met en avant ses tableaux les plus imaginaires.
Berne. Isolé, Nolde (1867-1956) l’était. Et pas seulement à cause de sa naissance dans un village éloigné de tout, dans une région frontalière germano-danoise. Expressionniste de la première heure, l’artiste occupe une position à part au sein de ce mouvement. Marginalité qui n’est pas étonnante si l’on considère qu’une génération le sépare – il est né en 1867 – des autres artistes de cette mouvance. Sa situation, à la charnière de deux siècles, explique probablement le caractère déroutant de son œuvre. Membre éphémère de Die Brücke, doté d’un tempérament farouche et solitaire, il s’engage dans une voie singulière.
L’exposition organisée au Centre Paul Klee, malgré son titre, n’a rien d’une rétrospective. Ainsi, y sont écartés des pans entiers de cette œuvre immense – les sujets religieux, les fleurs – pour accorder toute la place à ce que l’on peut nommer, faute de mieux, l’imaginaire de Nolde. Un terme vague, mais qui englobe les activités d’un peintre qui cherche à prendre ses distances avec le réel. De fait, quel autre point commun entre des sections nommées « Visions à l’écart », « Images de rêve » ou « Apparitions du fantastique » ? Toutefois, paradoxalement, les frontières entre ces différents chapitres sont minces, d’autant plus que l’ensemble est logé dans un bel espace, de type open space, qui incite le regard à glisser librement d’un thème à l’autre. Fabienne Eggelhöfer, l’une des commissaires de l’exposition, propose une distinction subtile entre un imaginaire qui prend la réalité comme point du départ – l’exotisme, le primitivisme – et une imagination « intérieure », purement inventive.
En toute logique, le parcours débute sur le premier aspect avec une série d’aquarelles, des sommets de montagnes qui prennent des formes anthropomorphiques. Réalisées sous forme de cartes postales, elles donnent lieu également à la première peinture à l’huile de Nolde, les Géants de la montagne (1895-1896). Ces personnages monstrueux, aux visages grimaçants, s’inscrivent dans le processus pratiqué un peu plus tard par les expressionnistes : la déformation. Placés sous le signe du grotesque comme l’indique le titre de la série « Mythes grotesques », ce sont pratiquement des caricatures. On retrouve ces images à charge avec un autre thème, celui de la vie nocturne berlinoise. Sans doute, à la différence d’autres expressionnistes, Nolde se préoccupe-t-il peu des conditions de la vie urbaine, précaires et chaotiques, liées à la révolution industrielle et au bouleversement de l’organisation sociale. Il ne peut toutefois rester indifférent à la ville qui attire en Allemagne tous les artistes, stimulés par le théâtre, le cabaret ou encore la présence d’un demi-monde (Au Café, 1911).
Par la suite, Nolde tourne délibérément le dos à l’agitation urbaine et choisit la nature comme sujet de prédilection. Une nature héritée de la tradition romantique, qui refuse toute opposition tranchée entre réel et vision et qui fait appel à des créatures étranges, à des hybrides ou à des apparitions (Diable et érudit, 1919).
Cependant, si, comme les poètes romantiques, le peintre se plonge dans l’univers archaïque décrit par la mythologie nordique, un monde traversé par des forces primitives violentes, il trouve également un autre terrain fertile pour nourrir ses fantasmes. Nolde partage avec les autres expressionnistes une fascination pour les cultures non occidentales et, comme eux, il fréquente le musée ethnologique. Qui plus est, le peintre franchit le pas et, en 1913, il voyage en Nouvelle Guinée, en passant par la Sibérie et le Japon. Curieusement, les travaux réalisés pendant son séjour dans les mers du Sud sont moins réussis. On pourrait même présumer que l’artiste ne se sent vraiment libre que lorsqu’il s’éloigne des sources directes et qu’il peut laisser libre cours à son imagination.
Les œuvres inspirées par cette rencontre, mais aussi par les objets provenant des arts populaires, sont au cœur de la manifestation. Autour de quelques masques ou de poupées, se déploient des toiles splendides qui traitent cet « exotisme » transposé par Nolde. Non seulement l’artiste introduit souvent ces artefacts dans ses tableaux, mais visiblement il s’intéresse à leur spiritualité intrinsèque. Face à Figures exotiques (fétiche), 1911, ou à Masques et dahlias, 1919, le spectateur comprend la déclaration de Nolde : « J’estime que mes tableaux des hommes primitifs et certaines aquarelles sont si authentiques et si âpres qu’il est impossible de les accrocher dans les salons parfumés» (lettre à Hans Fehr, 1914). La mention des aquarelles n’est pas gratuite ; Nolde maîtrise magistralement cette technique qui permet de créer un sentiment d’extrême mobilité par le subtil mélange des effets de transparence et d’opacité.
L’exposition présente aussi ses célèbres « Images non peintes », des aquarelles réalisées en cachette dans son atelier de Seebüll, car l’artiste se voit signifier l’interdiction de peindre par les nazis. On « oublie » souvent de mentionner cette vérité embarrassante – et c’est tout à l’honneur des organisateurs de le dire ici sans détours : l’art de Nolde était considéré dégénéré, malgré son adhésion à l’idéologie nationale-socialiste.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°516 du 1 février 2019, avec le titre suivant : Nolde, un expressionniste à part