Née en 1967 en Angleterre et travaillant en Allemagne, Tacita Dean joue à travers ses films, dessins et photographies d’une mémoire conteuse d’histoires. Si son exposition au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, riche d’une dizaine de travaux, fait la part belle à l’usage contemplatif du cinéma, qui est devenu la marque de fabrique de l’artiste, elle permet aussi de se plonger dans une œuvre aux allures de quête sans fin.
PARIS - Depuis une dizaine d’années, Tacita Dean court après des histoires et des mémoires. Ses fictions se nourrissent de souvenirs, ses collections se composent de traces, et ses films sont des instants suspendus. Boots, l’ensemble de trois films récents qu’elle présente à l’occasion de son exposition au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, relève d’une curieuse expérience de la durée, de l’espace et de la narration. Lieu et sujet de ce film en trois versions (allemande, anglaise et française), la maison de Serralves à Porto est symptomatique de ces espaces intemporels affectionnés par l’artiste. Dévoilé par des plans agencés de manière différente dans chacune des versions, le bâtiment aux atours nobles est sans âge visible, hormis celui que lui confère Boots, ami de l’artiste invité à y déambuler. Boots et sa famille “avaient vécu une autre vie, écrit Tacita Dean dans un commentaire sur son film. Ils avaient fréquenté Greta Garbo et Marlene Dietrich ; ils avaient voyagé ensemble dans les années trente, tourné des films à Nice et à Munich ; et ils avaient vu de leurs propres yeux Jesse Owens gagner le 100 mètres aux Jeux olympiques de 1936. Ils étaient cosmopolites comme jamais plus personne ne le sera, et de Boots se dégage toujours cette impression”. Les monologues elliptiques et la figure ancestrale de Boots habitent chaque plan et remplissent la demeure portugaise des souvenirs improvisés par un homme n’y ayant jamais mis les pieds auparavant.
À la manière de cette fausse trilogie dont les épisodes se superposent plus qu’ils ne se suivent, la dizaine de travaux actuellement présentés à Paris par Tacita Dean arguent de leurs natures fragmentaires et illusoires. Que ce soit par son usage du cinéma, ou par la collecte d’éléments appelant toujours une suite, Tacita Dean poursuit un récit de voyage suspendu dans son dénouement. Pour Palindrome, l’artiste a ainsi pointé à travers des interventions dans des journaux la date du 20 février 2002 (20 02 2002) comme une suite magique qui se mord sans cesse la queue. Exposée à côté, Washington Cathedral (2002) est une série de chromos jaunis reproduisant une église néogothique, pourtant achevée il y a peu. Enfin, véritable “marque de fabrique” de l’artiste, ses films, fondés sur des plans fixes et des boucles, prennent comme sujet des éléments attachés à un mouvement cyclique. Visible l’an passé à l’espace parisien de Marian Goodman, Fernsehturm (2001) se présentait comme un long panoramique circulaire pris depuis le restaurant de la tour de télévision de Berlin. Ici, Pie (2002) fixe son objectif sur un groupe de volatiles tandis que Diamond Ring (2002) enchaîne douze éclipses dans un symbolisme un peu poussif. Plus fugitif, The Green Ray (2001) capte le rayon vert qui se produit dans des conditions rares au coucher du soleil. Éloge de la précarité des sens, la lumière verte semble durer un vingt-quatrième de seconde, soit le temps d’un photogramme.
Proche des mécanismes du cinéma par la réinscription qu’elle permet sur une surface, la craie avait été utilisée par Tacita Dean pour le dessin de scènes maritimes sur tableau noir (Roaring Forties : Seven Boards in Seven Days, présenté en 2001 au Musée d’art contemporain de Barcelone). Ici, le large diptyque de Chère petite sœur (2002) reprend cette technique pour représenter un naufrage au dénouement incertain. Balisée par des indications physiques (vitesse du vent, heure) et d’autres cinématographiques (“Cut”, “Action”...), l’image est comme un navire noyé dans des repères spatio-temporels.
Aussi, quand les mouvements se sont échoués définitivement, à la manière d’œuvres d’art achevées, Tacita Dean se plaît à les poursuivre. Pour Section Cinema (2002), elle a ainsi filmé la déshérence du Département des aigles de Marcel Broodthaers. En pénétrant dans l’ancien atelier de l’artiste belge à Düsseldorf, aujourd’hui transformé en débarras, elle a rouvert une malle aux trésors qui se raccorde à ses propres quêtes : la collection, le cinéma et les mythologies personnelles.
Jusqu’au 22 juin, ARC/Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 11 avenue du Président-Wilson, 75116 Paris, tlj sauf lundi, 10h-18h, samedi et dimanche 10h-19h, tél. 01 53 67 40 00. Coffret réunissant 7 livrets, éd. des musées de la Ville de Paris/Paris-Musées/Steidl, 50 euros.
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Narration tumultueuse
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Abonnez-vous dès 1 €L’exposition consacrée à Anne-Marie Schneider regroupe un vaste ensemble de travaux autour d’une nouvelle série de dessins et de sculptures sur le thème de l’œuf. Intitulée “Fragile Incassable”?, la monographie, qui jouxte celle de Tacita Dean, joue sur les notions d’intimité et d’allégorie. À la manière de ses films d’animations qui se construisent sur des motifs absurdes ou tendres, ses œuvres fonctionnent comme des rêves éveillés émanant d’une réalité intime et sociale souvent traumatique. - ANNE-MARIE SCHNEIDER, FRAGILE INCASSABLE, jusqu’au 22 juin. Cat. éd. des musées de la Ville de Paris /Paris-Musées, 20 euros.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°172 du 30 mai 2003, avec le titre suivant : Narration tumultueuse