Le Musée Capodimonte met en exergue les liens étroits du peintre avec la communauté artistique lors de ses séjours napolitains durant ses années d’exil.
Naples. « Caravaggio Napoli » [Caravage à Naples]. À première vue, une énième exposition sur Michelangelo Merisi (1571-1610). En plaçant ces deux noms côte à côte – ou face à face –, le titre de l’exposition du Musée Capodimonte évoque pourtant à lui seul une multitude d’oxymores. Ceux de l’obscure clarté d’un peintre qui se réfugie dans une ville à la fastueuse misère. À ses trousses, la justice pontificale qui l’a condamné à mort par contumace pour le meurtre d’un fils d’une puissante famille. Mais la communauté artistique napolitaine, elle, lui donne asile.
« Caravaggio Napoli ». Plus qu’un titre d’exposition, c’est le nom d’une station de chemin de croix vers les ténèbres. Pourtant le soleil noir du génie du Caravage n’aura jamais autant resplendi que dans la cité parthénopéenne. Autour de lui gravitent des peintres tels que Battistello Caracciolo, Fabrizio Santafede, Massimo Stanzione ou Giovanni Bernardino Azzolino. Leur palette et leurs toiles sont irradiées par son style. Le Caravage est tout sauf un peintre solitaire et maudit. Il n’est pas à la tête d’une école mais au centre d’une communauté vivace. Ses « suiveurs » immédiats, les « caravagesques », forment un véritable cénacle qui suit et s’inspire du travail du meilleur d’entre eux. C’est ce que montre l’exposition rassemblant six chefs-d’œuvre du Merisi et vingt-deux tableaux de ces artistes napolitains, mais aussi flamands.
Cette émulation artistique n’a jamais été aussi clairement établie dans une exposition. Celle du Capodimonte met en lumière ces artistes jusqu’ici restés dans l’ombre du maître milanais. La dernière exposition qui lui était consacrée à Naples remontait à 2004 et s’attardait sur la période maltaise et sicilienne. « “Caravaggio Napoli” se concentre exclusivement sur ce séjour de dix-huit mois, entre 1606 et 1610, essentiel pour comprendre l’influence qu’il a eue aussi bien dans la Péninsule qu’à l’étranger, explique la commissaire Maria-Cristina Terzaghi. C’est l’aboutissement de quinze ans de recherches dans les archives. Elles ont permis de mieux définir les rapports avec ses protecteurs, telle la famille Colonna mais aussi la haute aristocratie espagnole. Le Caravage n’est pas un fuyard isolé mais un artiste convoité par d’importants commanditaires de la noblesse ou de l’Église. Il est parfaitement inséré dans le milieu des artistes de la ville qui l’aident et qu’il influence. Naples n’est pas juste une étape sur le chemin de l’exil, mais la ville où se consolide, irradie et s’exporte le caravagisme ».
Une influence qui s’étend en Espagne, mais aussi en France et dans les Flandres. Caravage a trouvé un indéniable soutien auprès des ateliers des artistes flamands Louis Finson et Abraham Vinck, qualifié pour ce dernier dans certaines archives de « l’un des plus proches amis ». Ils partageaient les mêmes clients et lui ont fourni du matériel, comme le prouve le réemploi d’une toile vraisemblablement peinte par Louis Finson, l’un de ses copistes et marchands. « Ces liens n’avaient jamais été aussi clairement mis en évidence, insiste Maria-Cristina Terzaghi. Ce n’est que le début d’une nouvelle série de recherches pour mieux comprendre le Caravage. »
L’exposition « Caravaggio Napoli » tente de libérer le peintre de la redécouverte « imposée » dont il est prisonnier, celle offerte au public depuis sa réhabilitation par l’historien de l’art Roberto Longhi dans sa monographie publiée en 1952. Par la suite, celui qui était injustement ravalé au rang « de portier de nuit de la Renaissance » est érigé en maître du baroque. Un succès que l’on doit aux lumières de son génie artistique, mais aussi aux ombres de sa biographie. Celle trouble d’un rebelle dont la fin mystérieuse clôt une succession de duels en pleine rue, de fuites pour échapper à la justice et de fréquentation de lieux de débauche. « On dirait un roman d’Alexandre Dumas !, sourit l’historien de l’art Antonio Iommelli, spécialiste du baroque romain et de l’art italien du XVIIe siècle. On oublie que ces vicissitudes étaient largement partagées par les autres artistes à l’époque. Ses aventures humaines ont été parfois mythifiées et présentées comme sa principale source d’inspiration. Son parcours artistique a été relégué au second plan. Mettre côte à côte ses œuvres avec celles de ses pairs nous permet de mieux comprendre l’immédiate diffusion de son art. Dès son vivant un réseau de “disciples” actifs l’a copié, assimilé et fait connaître. »
Une dramatisation inutile
Scénographie. « Nous offrons au visiteur la possibilité de vivre une expérience caravagesque dans une mise en scène presque dramatique, expliquait Sylvain Bellenger, le directeur français du Musée Capodimonte. Les salles sont plongées dans l’obscurité et seuls les tableaux sont illuminés. » Une scénographie qui brille par son manque d’originalité et répond à un choix éminemment conventionnel, pour ne pas dire obligé. Il est partagé par la plupart des musées dans le parcours de leurs collections permanentes. L’ambiance sépulcrale permettrait ainsi d’exalter l’aspect tragique des thèmes d’un artiste tourmenté. Bien que maître incontesté du clair-obscur, le Caravage a pourtant joué avec la lumière tant naturelle qu’artificielle. La figure de style qui correspond le mieux à l’accrochage contemporain de ses œuvres est donc le pléonasme. Il inflige à la rétine du visiteur une violence qui ne réside pas uniquement dans les sujets qu’il vient admirer. L’obscurité de la salle contraste avec la lumière aveuglante braquée sur un tableau qui se trouve souvent mal éclairé.
Olivier Tosseri
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°525 du 7 juin 2019, avec le titre suivant : Naples déconstruit le cliché d’un Caravage solitaire et maudit