PARIS
Au siècle dernier, artistes et théoriciens s’affrontaient sur la place à donner aux œuvres non figuratives du peintre symboliste. Le Musée Gustave-Moreau rouvre le dossier.
Paris. Au rez-de-chaussée du Musée Gustave-Moreau se trouve une armoire présentant vingt-deux peintures, un meuble appelé depuis les années 1950 l’« armoire aux abstraits ». Nul ne sait si son installation date de l’ouverture du musée, en 1903, ou si elle lui est postérieure. En revanche, il est certain que les œuvres de Gustave Moreau (1826-1898) que nous qualifions d’« abstraites » ont été commentées tout au long du XXe siècle, au cours duquel la vision sur elles a changé. En 1961, dans un article de la revue new-yorkaise Art News, le peintre américain Paul Jenkins présente Moreau comme « le grand-père controversé de l’abstraction ».
Entraîner le spectateur « vers le songe et l’abstrait », c’est le postulat qu’énonce Gustave Moreau à propos de son tableau Les Prétendants. Mais l’abstraction, pour lui, n’a pas le même sens qu’ajourd’hui : elle concerne d’une part la matérialité de l’œuvre (le peintre dissocie alors la forme et le fond), et, d’autre part, qualifie une démarche à l’encontre du réalisme, une transcendance qui « transporte l’esprit et l’âme dans les domaines rares et sacrés de l’imagination ».
Dans le catalogue, la conservatrice Cécile Debray [directrice du Musée de l’Orangerie] cite les mots du critique d’art Julien Alvard à propos de Moreau : « S’il a fait de la peinture abstraite, c’est par inadvertance » (repris du catalogue de l’exposition « Antagonismes », Musée des arts décoratifs, 1960). Quant à Rémy Labrusse, il préfère parler, plutôt que de tableaux « non figuratifs », de « préfiguratifs », ramenant, comme au début du XXe siècle, ces œuvres à des ébauches. Marie-Cécile Forest, directrice du musée, montre une centaine de peintures et d’aquarelles non figuratives en insistant sur leur « statut pluriel ».« Certaines sont préparatoires à des œuvres plus abouties, d’autres sont de pures recherches, sans figuration, de matière et de couleurs », précise-t-elle. Le propos est « d’ouvrir le débat » sur ces œuvres. « Nous avons fait table rase de tout ce qui s’était dit pour reprendre les faits. Les faits, ce sont 100 peintures non figuratives, 430 essais de couleurs (des taches d’aquarelle sur du papier) et enfin les écrits de Moreau. »
Le parcours s’ouvre sur un tableau, Le Triomphe d’Alexandre le Grand (1874-1890), accompagné des dessins et esquisses qui peuvent lui être rattachés. Les huiles « abstraites » sont ici des recherches de mise en place du sujet en grandes masses colorées. La suite est une démonstration des places respectives de la matérialité et du hasard dans l’œuvre du peintre. Chez Moreau, la matière picturale a une grande importance dans les recherches de composition, quand il accumule les couches, les griffe ou les gratte.
Le hasard intervient dans ce support à l’imagination que constituait pour lui un assemblage de couleurs sans intention précise : le sujet finissait par se dégager de lui-même d’une recherche que nous dirions aujourd’hui dictée par l’inconscient. Enfin, la commissaire envisage que le peintre ait pu produire certaines œuvres par pure délectation. En définitive, c’est à chaque spectateur qui communie dans ces « merveilleux effets de la pure plastique », selon les mots du peintre, de décider s’il y a abstraction et où elle commence.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°513 du 14 décembre 2018, avec le titre suivant : Moreau peintre abstrait ?