Modèles et dessins académiques

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 16 décembre 2010 - 1109 mots

Comment l’Académie royale de peinture et de sculpture parvint-elle, par le truchement du dessin d’après le modèle vivant, à asseoir un enseignement normé, voire normatif ? Le nu, ce véhicule des idées.

Qui songerait raisonnablement, devant un Titan foudroyé (1706) de Nicolas de Largillierre  ou devant un Prisonnier (1757) de Jean-Marc Nattier, à rechercher l’identité du modèle ? Qui penserait pouvoir identifier celui qui, anonyme et oublié, prêta un temps ses traits à une allégorie mythologique ou à une évocation royale ? C’est pourtant ce que le musée des Beaux-Arts de Bordeaux, reprenant et densifiant une exposition un temps hébergée par l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, propose à ses visiteurs : faire tomber les masques pour que, enfin, soient dévoilés les visages de ces modèles aussi nombreux que méconnus, de ces hommes de l’ombre qui permirent à certains artistes de gagner la lumière et de briller, là-bas, loin des ateliers ténébreux et empoussiérés, là-bas, dans des galeries des Glaces, sur des surfaces zénithales ou près d’un Roi-Soleil. 

Formation
L’exposition bordelaise ne révèle pas seulement des noms et des parcours, ceux de ces modèles exhumés par de patientes recherches. Elle met aussi au jour la rigueur, peut-être même la rigidité d’un système, celle qui prévalut lors des quelque cent cinquante années d’existence de cette prestigieuse Académie royale de peinture et de sculpture qui, de sa création en 1648 à sa fermeture en 1793, forma parmi les plus remarquables élèves hexagonaux.  Aussi, et quoique inscrits dans un cadre chronologiquement restreint, délimité à peu près par un Apollon assis (1664) de Noël Coypel et un Homme debout frappant un taureau (1790) d’Antoine-Jean Gros, ces dessins attestent la polymorphie des talents et la richesse d’un enseignement, comme si, en définitive, ils suffisaient à cristalliser les enjeux esthétiques d’une époque. 

Codifications
Depuis ses origines, l’Académie a institué la pratique du dessin d’après le modèle vivant comme l’un des principes fondateurs de sa méthode pédagogique et de sa doctrine artistique. Révélée, révérée, la nature est susceptible d’offrir une myriade de chefs-d’œuvre aux hommes, pour peu que ceux-ci l’étudient avec parcimonie, avec ce respect et cette diligence sur lesquels l’enseignement académique entend particulièrement insister. L’accès à la beauté ne saurait être aisé : il faut donc du temps et du travail pour pouvoir y prétendre, pour pouvoir affiner ces « beaux yeux » qui la pénétreront et, dans un second temps, la sublimeront. En conséquence, les élèves ne peuvent étudier d’après le modèle vivant qu’une fois leurs gammes faites devant les modèles antiques, l’Antiquité étant un recours inévitable et un secours magistral pour ces jeunes artistes désireux d’excéder le réel pour atteindre la perfection, en d’autres termes ce « beau vraisemblable ». À cet égard, que Nicolas de Largillierre s’inspire pour son Homme mordu par un serpent (vers 1700-1709) aussi bien de ce qu’il a sous les yeux – en l’occurrence le modèle italien Francisque – que de ce qu’il a en tête – le célèbre Laocoon du Vatican –, rien de plus logique, voire recommandé : la beauté gît entre le réel et l’éternel, et il faut, pour livrer un splendide Hercule (vers 1781-1787), tel que le fera François-Guillaume Ménageot, savoir accéder au permanent et à l’essentiel en retranchant le fugace et l’accidentel. C’est là le prix – académique – de la quintessence. 

Normalisations

Au cœur de cette École du modèle, la propédeutique est telle que l’enseignement ne laisse guère de place à l’innovation ou, plus modestement, à l’invention. De même que les aspirants artistes sont soumis à des modalités d’accès rigoureusement codifiées et à une organisation hautement hiérarchique, les modèles sont également recrutés après de nombreux examens et délibérations visant à valider leurs aptitudes physiques comme leurs dispositions hygiéniques. Ce n’est qu’une fois ces épreuves franchies que le soldat repenti ou le grenadier reconverti, « examiné et trouvé propre » selon la formule consacrée, accédera, parfois pour des années, au rang de modèle de l’Académie royale. Là, prenant la pose en vertu d’une docilité et d’une endurance héroïques, il deviendra Hercule par la sanguine des uns ou Apollon par la pierre noire des autres. On peut ainsi imaginer combien Jean-François Deschamps, l’un des rares modèles devenus notoires, dut endurer d’inconfort pour que François Boucher en livrât son étonnante Étude d’homme allongé (1735). Et ne fallut-il pas au jeune Biagi serrer les dents pour offrir à Jean-Baptiste Isabey une pose digne de ce nom, de ce nom bientôt célèbre grâce à son anonyme entremise (Homme nu assis sur un rocher, 1789) ? Aussi, feuilletant ces feuilles en apparence hétérogènes, sera-t-on surpris de découvrir une permanence, celle qui est due à la redondance de nombreuses poses, souvent imprimées par l’Antiquité, comme dans cet Hercule (1664) de Nicolas Mignard, et à la récurrence de certains visages, celui de Saint-Germain père ou de Francisque. Codifié, normalisé, l’enseignement pouvait-il donner lieu à des licences ou à des variations autres que celles – involontaires et révélatrices – qui virent Anthelme-François Lagrenée copier Biagi le même jour – un 9 février 1789 – que son condisciple Isabey, mais avec une sécheresse fâcheuse (Homme assis appuyé sur la gauche) ? 

Systématisations

Exceptionnelle, la centaine de dessins présentée à Bordeaux, soit un sixième du prestigieux fonds parisien, donne à voir la mécanique d’un système et la constitution d’une idéologie, le premier étant articulé autour de la répétition de « positions académiques, contraintes, apprêtées, arrangées », pour ne rapporter que les critiques de Diderot, la seconde étant présidée par la notion d’ordre – moral, social, politique, et donc artistique. L’Académie royale durera tant que dureront ses modèles, que ces derniers soient anatomiques ou esthétiques. Que ces dessins nés de l’étude du modèle vivant en vinssent à être désignés « académies » par un subtil transfert métonymique, rien de plus logique tant ils étaient les garants systématiques et systémiques de leur institution hôte. Un glissement sémantique significatif qui ne pouvait laisser deviner combien cette même « académie » allait devenir l’objet d’une purge historiographique. Mais, devant un Homme portant une base de colonne (1673) de Jean-Baptiste de Champaigne ou Oreste poursuivi par les Furies (1678) de Charles de La Fosse, qui aurait pu vraiment le présager ?

Repères

1648 L’Académie royale de peinture et de sculpture est créée sur le modèle italien. Elle promeut le dessin d’après l’Antique et d’après le modèle vivant.

1666 Création de l’Académie de France à Rome.

1698 Publication de Méthode pour apprendre à dessiner les passions de Charles Le Brun, ancien directeur de l’Académie.

1725-1773 Modèle célèbre, Jean-François Deschamps n’est pourtant pas représenté de façon uniforme par les élèves de l’Académie.

1793 Fermeture de l’Académie royale remplacée en...

1794 par l’Institut, qui deviendra l’Académie des beaux-arts en 1803.

Autour de l’exposition

Informations pratiques. « Nus académiques », jusqu’au 31 janvier 2011. Musée des Beaux-Arts de Bordeaux. Tous les jours sauf mardi et jours féries de 11 h à 18 h. Tarifs : 2,50 et 5 euros. www.bordeaux.fr

Le nu dans la peinture russe. L’exposition « 60 chefs-d’œuvre de l’école russe. Le nu en peinture 1900-1970 », sise au Centre d’art La Malmaison de Cannes, présente le nu au travers une sélection d’œuvres de peintres russes exilés en France et à l’étranger. Cet ensemble de tableaux issus de la collection des Khatsenkov, galeristes spécialisés dans l’art russe, montre la pluralité des traitements du corps féminin au xxe siècle : de l’académisme de Tchistovsky au cubisme de Marie Vassilieff en passant par la touche libre de Sonia Delaunay. Mais une pluralité teintée d’un érotisme absent des bonnes feuilles de l’Académie royale… www.cannes.com

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°631 du 1 janvier 2011, avec le titre suivant : Modèles et dessins académiques

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