Figure emblématique d’un art américain au regard tourné vers l’Europe, Mary Cassatt (1844-1926) a épousé tout à la fois la France et l’impressionnisme sans rien perdre pour autant de son identité.
Paris, printemps 1874 : l’activité artistique bat son plein. S’il participe à l’aventure de ceux qui font bande à part en exposant leurs œuvres chez le photographe Nadar et que l’on va bientôt baptiser du nom d’impressionnistes, le peintre Edgar Degas n’en est pas moins curieux d’aller voir ce qui est accroché au Salon. Malgré la profusion des images qui y sont rassemblées, il y repère un portrait de Zola, signé du nom d’une inconnue, Mary Stevenson. Certes l’écrivain est cher au cœur de cette nouvelle génération à laquelle il appartient mais le peintre est surtout frappé par ce qui se dégage de vérité immédiate du portrait qu’il contemple. Un portrait de très bonne facture. Sans tarder, le peintre fait connaissance de son auteure et découvre une jeune artiste de trente ans, d’origine américaine. Degas lui propose alors de se joindre au petit groupe des impressionnistes. La carrière de Mary Cassatt est entamée.
Un apprentissage très français
Originaire de Pennsylvanie, née à Allegheny City en 1844, Mary Stevenson Cassatt est la fille cadette d’un riche banquier de Pittsburgh dont les affaires le conduisirent à voyager avec sa famille en Europe dans les années 1850, notamment en Allemagne et en France. À Paris en 1855, lors de l’Exposition universelle, la jeune Mary a dû avoir ses premiers contacts avec l’art. La découverte qu’elle a pu y faire des œuvres d’Ingres, de Delacroix et de Courbet semble même l’avoir fortement marquée puisque, de retour en Amérique, à tout juste quinze ans, elle déclare vouloir être peintre et s’inscrit à la Pennsylvania Academy of the Fine Arts de Philadelphie. Quelques années plus tard, férue de culture française, elle décide de venir à Paris. Elle s’y installe en 1866 mais comme l’École des beaux-arts n’est pas ouverte aux filles, elle suit des cours privés avec le peintre Jean-Léon Gérôme. Pleinement intégrée au monde de l’art de l’époque, elle parfait sa formation par ses relations avec des artistes comme Thomas Couture, l’ex-maître de Manet, Charles Chaplin, un peintre de femmes à la mode, ou bien encore les peintres Pierre-Édouard Frère et Paul Soyer, tous deux auteurs de tableaux sentimentaux représentant des petits enfants. Si la guerre de 1870 l’oblige toutefois à un retour temporaire au pays, Mary Cassatt, qui revient en France fin 1871, s’y installera dès lors définitivement.
Une vie d’expatriée privilégiée
Avant de se fixer à nouveau à Paris en 1873, l’artiste fait un séjour de huit mois à l’atelier du peintre Carlo Raimondi à Parme en 1872, puis un voyage en Espagne à la rencontre des œuvres de Vélasquez à Madrid et du Greco à Séville, enfin en Hollande, confortant ses intérêts pour une peinture de genre quelque peu hispanisante. Déterminantes, sa rencontre avec Degas (ill. 6, 7) en 1874 qui devient son mentor et son introduction dans le cercle des impressionnistes l’entraînent à une peinture de plus en plus lumineuse. Très vite, Mary Cassatt se fait la peintre de figures essentiellement féminines et familiales dans cette qualité thématique de la vie au quotidien propre à l’impressionnisme, et sa participation aux quatrième, cinquième, sixième et huitième expositions du groupe en 1879, 1880, 1881 et 1886 confirme son adhésion à l’esprit qui l’anime. Liée d’amitié à Pissarro, comme à Berthe Morisot, elle est invitée par Degas à participer à son projet de revue consacrée à la gravure, Le Jour et la Nuit, malheureusement inabouti. C’est qu’outre la peinture, et à l’instar de son maître, Cassatt s’est mise aux techniques de l’estampe – eau-forte, monotype, aquatinte, ill. 8, pointe-sèche, ill. 9, etc. – y développant une œuvre singulière que confortera à partir de 1890 son intérêt pour l’art japonais. Partageant de plus en plus son temps entre Paris et la campagne, elle se porte finalement acquéreur en 1894 du château de Beaufresne au Mesnil-Théribus, dans l’Oise, près de Beauvais. Quoique sa rénovation lui prenne beaucoup de temps, celui-ci devient le motif de toutes sortes de sujets qui lui permettent d’asseoir son image de peintre de l’univers intimiste et bourgeois de la fin du XIXe. Une image qui perdure jusque vers la moitié des années 1910, époque à laquelle Mary Cassatt doit arrêter de peindre à cause de sa vue. Elle meurt quasi aveugle, en juin 1926, la même année que Claude Monet.
Femmes, famille et loisirs
Récurrents tout au long de son œuvre, les thèmes de la femme d’une part (ill. 2, 9), de la mère et de l’enfant de l’autre (ill. 5, 10), constituent l’essentiel iconographique de l’œuvre peint, dessiné et gravé de Mary Cassatt. Très attachée à sa famille avec laquelle elle a souvent partagé sa vie, elle prend inspiration auprès des siens, notamment de sa sœur et des enfants de ses frères, s’en servant comme modèles mais non exclusivement. Ses portraits intimes et ses scènes de la vie ordinaire (ill. 4) valent tant par leur façon d’instantané photographique d’un moment saisi sur le vif que par leur qualité d’observation visant à célébrer le quotidien d’une bourgeoisie heureuse et insouciante.
Si le tableau qu’elle présente au Salon de 1879, Femme dans une loge, avoue l’influence de Degas, par son sujet comme par sa composition, par sa distorsion de l’espace comme par ses coupes abruptes, Jenny et son enfant endormi de 1891 affiche un style bien plus personnel que caractérisent une touche légère, des formes arrondies et un usage délibéré de la réserve.
La série de gravures que Mary Cassatt réalise au début des années 1890 sur le thème de scènes tant intérieures, comme L’Abat-Jour, qu’extérieures, comme En bateau-mouche, révèle tous les talents de dessinatrice d’une artiste qui sait parfaitement exploiter les jeux de lignes et les aplats colorés. Son art, sensible et délicat, trouve aussi à s’affirmer dans le genre du paysage qui la conduit à concevoir des compositions plus amples et plus construites, tels L’Été (1894) et sa version gravée, La Nourriture des canards, telles ces Deux femmes assises dans un paysage, d’une grande liberté de touche, ou bien encore cette magnifique lithographie en couleurs à la pointe-sèche et aquatinte, Femme et enfant dans l’herbe (1895). Une volonté de simplification s’y exprime dans une alliance singulière de douceur et de force, tirant parti du cadre de plein air, de l’eau et des reflets du soleil que lui offre le château de Beaufresne. Par ailleurs fidèle adepte du pastel, dont elle apprit la technique de sa fréquentation avec Degas, Mary Cassatt ne cessa d’en exploiter les ressources plastiques, comme en témoigne La Tasse de chocolat (1897). Soucieuse d’en assurer la résistance au temps, elle expérimenta même diverses méthodes ajoutant des fixatifs aux particules du pastel ou mélangeant celui-ci à de la peinture à l’huile.
Une aventure prospective
À l’histoire de l’art moderne, l’œuvre de Mary Cassatt est emblématique à plus d’un titre. Elle l’est tout d’abord de ces mouvements de déplacements, voire de ces implantations, d’artistes américains en France qui ne cesseront vraiment qu’au surlendemain de la Seconde Guerre mondiale (cf. p. 17). Elle l’est ensuite tant de cette soif de culture européenne dont les Américains n’ont jamais manqué de s’abreuver que de cette impatience à se confronter aux aventures artistiques les plus innovantes. Elle l’est enfin de cette volonté de reconnaissance de toute une population d’artistes au féminin trop longtemps tenue à l’écart du marché et des circuits d’exposition. En ce sens, à une époque et dans un milieu de l’art qui restent fondamentalement dominés par les hommes, Mary Cassatt a créé un précédent.
« Mary Cassatt, impressions » se tient du 1er avril au 30 octobre, tous les jours sauf le lundi de 10 h à 18 h. Tarifs : 5,5 et 3 euros. GIVERNY (27), musée d’Art américain, 99 rue Claude Monet, tél. 02 32 51 94 65.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°570 du 1 juin 2005, avec le titre suivant : Mary Cassatt