Sous le titre énigmatique \"Nothing is lighter than light\" [Rien n’est plus léger que la lumière], qui vaut par un double jeu de mot sur \"light\" et \"nothing\", la Maison européenne de la photographie, à Paris, présente une (presque) rétrospective de Markus Raetz qui a l’avantage de nous éloigner heureusement de la \"photographie\" en tant qu’exposition d’épreuves alignées, tout en nous rappelant à quelques principes fondamentaux du \"photographique\" et de la vision.
PARIS - L’intérêt d’une telle exposition, en dehors de la connaissance de l’œuvre d’un artiste peu montré, est sans doute qu’elle ait lieu dans la “maison de la photographie”, là où l’on est généralement invité à admirer des kyrielles de prises de vue et des amas de clichés plus ou moins convaincants - on peut du reste le faire avec l’exposition adjacente, de Narahara. Dans l’exposition de Markus Raetz, on ne voit relativement que peu de photographies, mais beaucoup de pièces qui ont subtilement trait à la photographie, à l’une de ses constantes, le “point de vue”, et à toutes les techniques qui ont modifié le rapport au monde depuis l’invention de la photographie.
Raetz, artiste suisse né en 1941, n’est pas photographe, mais il appartient à cette génération qui mêlait le pop art et le conceptuel, utilisait sans vergogne la photographie en bon amateur, et s’interrogeait surtout sur les conditions illusoires autant qu’illusionnistes de la vision. La photographie est ici ce qui rend visible cette illusion, ou permet de mettre en valeur les pièges auxquels la perception visuelle est soumise : on se souviendra ainsi que la photographie n’enregistre pas le réel, mais des effets de lumière.
Dès le début de son activité artistique, vers 1965, Markus Raetz fait des dessins, de la peinture, de la sculpture, des installations, mais il n’en fait pas vraiment au sens “standard” de ces pratiques ; il va d’abord explorer les alentours photomécaniques de la “reproduction” d’image (la sérigraphie ou la photogravure), tels que le rendu de modelé par des signes discrétisés (séparés les uns des autres) qui peuvent devenir les lettres d’une machine à écrire (Autoportrait en dactylographe de 1970). Les trames combinées de la photogravure en trichromie (par exemple bleu, jaune, rouge) refont leur apparition vers 1977, très agrandies et dessinées au feutre, peintes, ou sous forme de lignes entrecroisées (Autoportraits, 1977 ; Rue, 1977 ; D’après Elvis, 1978 ; Miss September, 1979) : une pratique manuelle dont se jouent aujourd’hui les logiciels les plus simples. Comme pour une affiche en trichromie ou quadrichromie que l’on regarderait de trop près, la perception globale des formes requiert une certaine distance, grâce à laquelle l’œil (le cerveau) combine lignes et couleurs : d’où l’on passe, par le simple recul, d’une composition “abstraite”, sans figure apparente, à la perception d’une représentation identifiable. Toute une déclinaison s’ensuit dans la production de Raetz, qui permet de retrouver dans le “peint” ou le “dessiné” l’illusion visuelle du photographique, ou de ce que nous savons dériver de la photographie (les trames de l’impression photographique).
L’idée du “point de vue” obligé, l’une des constantes du fonctionnement de l’appareil photographique, est aussi l’une des contraintes de la construction d’illusion spatiale : des courbes de fil de fer disposées d’une manière apparemment aléatoire se combinent, visions d’un certain point de vue, pour former un dessin, corps de femme ou portrait qui se dénoue dès qu’on se déplace. Un miroir intermédiaire peut aider le spectateur à trouver le “truc” en trouvant lui-même sa place dans l’espace : dans Miroir-lièvre (1988), une figure de lapin se transforme (spectaculairement et spéculairement) dans le miroir qui lui fait face, en homme à chapeau. La sculpture informe de Non-pipe (1990-1992) - réminiscence du Ceci n’est pas une pipe, de Magritte, et des digressions de Foucault sur ce thème - prend réellement la forme d’une pipe d’un point de vue particulier. Tout l’espace de l’exposition devient ainsi un espace de position et de positionnement personnel, permettant de “voir”, de susciter des apparitions qui, non sollicitées par ce regard actif, resteront lettre morte ; il y a peu d’images directement données à voir ici, au sens où, habituellement, il suffit de passer devant pour les jauger rapidement. Et parfois, cet exercice-apprentissage de la vision passe par la photographie : ce sont des Polaroïds, par exemple, qui opèrent la métamorphose de l’espace en image définitive.
Dans une telle exposition, il faut revenir sur ses pas pour saisir ce que l’on n’avait peut-être pas compris d’un premier regard, tant on s’interroge parfois sur le pourquoi de tel objet, qui prend sens dans une autre posture. On s’arrêtera ainsi devant (ou autour) de Personnage possible I et II, surface de velours travaillée au pinceau sur laquelle on perçoit (latéralement) un portrait alternativement en négatif et positif ; et devant la tôle de zinc de Zeemansblik (1985) dont les photographies donnent l’impression d’un horizon marin dans des jumelles optiques, alors qu’il ne s’agit que de reflets sur le métal plié.
Dans le contexte de laisser-aller des photographies à tout va et des images qui ne “réfléchissent” pas, l’exposition Raetz rappelle que la vision oculaire des humains est cérébralement active, ancrée dans des particularités physiologiques dont elle ne peut se départir ; le trompe-l’œil est une réalité permanente qui renvoie à l’extrême légèreté des certitudes de la vision.
Jusqu’au 23 février, Maison européenne de la photographie, 5-7 rue de Fourcy, 75004 Paris, tél. 01 44 78 75 00, tlj sauf lundi et mardi 11h-20h. Catalogue Nothing is lighter than light. Markus Raetz, textes d’Hervé Gauville, Jean-Luc Monterosso, Toni Stooss, Mep/NSMVie, 2002, 98 euros.
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Markus Raetz : rien de plus léger que la vision
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°164 du 7 février 2003, avec le titre suivant : Markus Raetz : rien de plus léger que la vision