Qui dit mythe dit récit. Celui d’Yves Klein procède d’une telle fulgurance – l’artiste, né en 1928, est mort en 1962, n’ayant vraiment consacré que huit ans de sa vie à son art – qu’on en oublie trop souvent les conditions dans lesquelles il s’est constitué. À y regarder de plus près, on prend très vite la mesure que le mythe Klein doit d’abord et avant tout à une situation duelle, d’un côté la peinture et un très fort atavisme familial, de l’autre une discipline et la pratique du judo. Originaire de Nice, Yves Klein est « peintre et fils de peintres », comme il le dira en 1955 ; on ne sait pas toujours en effet que ses parents étaient tous deux artistes et que, dès l’immédiat après-guerre, Klein a tout à la fois appris le judo et commencé ses premières expériences picturales. Si la carrière du père est restée discrète, celle de sa mère s’inscrit en revanche dans une histoire qui vit renaître le mouvement abstrait au sein de la « nouvelle » école de Paris.
Née à la Colle-sur-Loup, en 1908, morte en 1989, Marie Raymond n’a que dix-sept ans quand elle tombe amoureuse de Fred Klein, un jeune artiste hollandais installé sur la Côte ; elle n’en a que dix-huit quand elle l’épouse. Après avoir poursuivi des études d’art dans des académies libres, à Nice puis à Paris, et s’être adonnée à la manière figurative, elle doit à l’influence de Picasso d’accéder à l’abstraction. Dans la seconde moitié des années 1940, Marie Raymond se lie d’amitié avec Hartung, Magnelli et Arp ; coloriste, elle développe une peinture puissamment rythmée, qui ouvre sur un espace sensible et harmonieux, faite d’un jeu de formes vives et élémentaires. Elle fait partie du premier groupe d’artistes abstraits que présente Denise René dans sa galerie de la rue de la Boétie et participe au groupe des Amis de l’Art qui publie, à ce titre, une brochure de vulgarisation manifeste : Pour ou Contre l’art abstrait, « destiné à expliquer au public le pourquoi de cet art qui paraissait tout nouveau et les grandes lignes de son histoire » (M. Ragon). En fervent défenseur de ce courant, elle crée les « lundis », rendez-vous de l’avant-garde des lettres et des arts, qu’elle anime pendant huit ans. Lauréate du prix Kandinsky en 1949, elle fait partie des artistes que défend Charles Estienne et compte parmi ceux qu’il invite en 1952 à participer à l’exposition qu’il organise dans le hall du théâtre de Babylone, « Peintres de la nouvelle école de Paris ». On comprend comment, dans un tel contexte, Yves Klein qui était aux premières loges de l’actualité artistique choisit par la suite de faire une carrière de peintre. S’il a un moment hésité entre la peinture et le judo, c’est qu’il était parvenu dans cette discipline au plus haut niveau de qualification qu’un Européen n’avait jamais atteint. Après un séjour de dix-huit mois au Japon, entre août 1952 et février 1954, Klein va à Madrid comme directeur technique de la Fédération espagnole de judo et ce n’est qu’en 1955 qu’il décide de se consacrer exclusivement à la peinture. En février 1956, il fait sa première exposition personnelle chez Colette Allendy et présente un ensemble de monochromes de différents formats et de différentes couleurs. Aussitôt, il prend conscience de l’impossibilité que rencontre le spectateur à se mettre en présence de la couleur d’un seul tableau, son attention étant parasitée par la diversité chromatique des peintures exposées. Yves Klein décide alors de ne plus peindre qu’en bleu et met au point son médium de prédilection, l’IKB, International Klein Blue, dont il ne se défera plus jusqu’à la fin.
Correspondante de la revue allemande Kunst und Kultur, Marie Raymond mène dans le même temps une carrière qui la conduit à exposer en 1958 au Stedelijk Museum d’Amsterdam. Cette année-là, Yves Klein expose quant à lui chez Iris Clert. C’est la fameuse « Exposition du Vide » ou « De la spécialisation de la sensibilité à l’état matière première en sensibilité picturale stabilisée ». L’artiste a complètement vidé la galerie pour créer une ambiance, un climat pictural réel et, à cause de cela même, invisible. Le jour du vernissage, Marie Raymond est là ; elle offre à son fils un exemplaire du livre de Gaston Bachelard, L’Air et les Songes, que celui-ci a publié chez José Corti en 1943. Conçu par son auteur comme un essai sur l’imagination du mouvement dans lequel il s’attache à rassembler et à analyser des éléments épars du psychisme aérien, on peut y lire notamment ces lignes : « On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images... Le vocable fondamental qui correspond à l’imagination, ce n’est pas image, c’est imaginaire. Grâce à l’imaginaire, l’imagination est essentiellement ouverte, évasive. Elle est dans le psychisme humain l’expérience même de l’ouverture, l’expérience même de la nouveauté. » Pour sûr, elles n’ont pas manqué de retenir l’attention d’Yves Klein tant elles contiennent en germe la pensée du peintre dans sa quête de l’immatériel et son affirmation de la monochromie. Dans cette façon aussi qu’il avait eu de noter en illustration de la fameuse photo du Saut dans le vide, reproduite à la une d’un petit journal d’un jour édité le 27 novembre 1960 à l’occasion du Festival d’art d’avant-garde : « Je suis le peintre de l’espace. Je ne suis pas un peintre abstrait mais au contraire un figuratif et un réaliste. Soyons honnête pour peindre l’espace, je me dois de me rendre sur place, dans cet espace même. »
L’exposition angevine qui rassemble les travaux de la mère et du fils est l’occasion de replacer l’aventure de création d’Yves Klein face à celle de Marie Raymond, comme jamais cela n’avait été encore fait, mais aussi de présenter quelques œuvres de son père. C’est dire toute sa singularité et tout son intérêt.
« Marie Raymond/Yves Klein », ANGERS (49), musée des Beaux-Arts, 14 rue du Musée, tél. 02 41 05 38 37, 20 novembre-17 février 2005.
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Marie Raymond et Yves Klein : la peinture, une affaire de famille
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°564 du 1 décembre 2004, avec le titre suivant : Marie Raymond et Yves Klein : la peinture, une affaire de famille