MOULINS
Le Musée Anne-de-Beaujeu puise dans sa collection pour présenter une rétrospective retraçant le parcours chaotique de ce portraitiste de talent et pourtant peu considéré.
Moulins. Le Musée Anne-de-Beaujeu de Moulins s’est engagé depuis les années 1970 dans la défense et l’illustration de l’art académique du XIXe siècle. C’est pourtant à un réaliste, Marcellin Desboutin (1823-1902), qu’il consacre sa grande exposition de l’année, avec légitimité, puisqu’il possède la collection de référence de l’artiste, riche de plus d’une centaine d’œuvres. « La collection a été constituée progressivement depuis 1877, précise Maud Leyoudec, conservatrice et co-commissaire de l’exposition avec Alexandre Page. Le musée de Moulins est le premier à avoir acheté une œuvre de Desboutin, Le Violoniste (1874), à la suite d’une exposition des beaux-arts de Moulins en 1877. En 1896, Desboutin a offert au musée l’un de ses autoportraits et la collection a été augmentée jusqu’à nos jours. Récemment, nous avons acquis des dessins et estampes et reçu le don de plusieurs peintures et photographies par la famille Crépin-Leblond. » L’homme de presse Marcellin Crépin-Leblond, ami de Desboutin, était originaire de Moulins, tandis que le peintre était né à Cérilly, à une quarantaine de kilomètres. Cet effort de longue haleine n’aurait pas de sens pour honorer une simple gloire locale. En réalité, Desboutin est un illustre inconnu, peu exposé et peu étudié, mais dont on retrouve fréquemment le nom dans les ouvrages traitant des impressionnistes et de la vie intellectuelle à Paris à partir des années 1870.
Artiste désargenté d’origine très bourgeoise (voire aristocratique), il était alors une figure de la bohème, dont Manet a donné une magnifique image avec son Portrait de Marcellin Desboutin ou L’Artiste (1875) conservé au Musée d’art moderne de São Paulo. Ce tableau n’est pas exposé à Moulins, ni la toile d’Orsay, Dans un café ou L’Absinthe (1875-1876), où Degas s’est amusé à peindre sous les traits d’ivrognes ses amis, la comédienne Ellen Andrée et le peintre ; ni encore Marcellin Desboutin dans son atelier (vers 1888) de Ferdinand Hodler, dont le propriétaire privé ne voulait pas se défaire durant presque un an. L’absence de ces toiles majeures, reproduites et commentées dans le parcours, se fait oublier au vu des 190 œuvres présentées.
Chrono-thématique, l’exposition bénéficie d’une belle scénographie montrant les œuvres restaurées pour la plupart pour l’occasion. Le visiteur sera subjugué par les visages sur les cimaises ; ceux d’à peu près tout ce qui comptait à l’époque dans le monde culturel et dont Desboutin a tiré le portrait à l’huile ou à la pointe sèche. Dans les cafés, les salons, les théâtres et les ateliers, il fréquentait Degas, Puvis de Chavannes, Lepic, Zola, le Sâr Péladan, Villiers de l’Isle-Adam, Edmond de Goncourt, Feydeau, Dumas fils, Labiche, Alphonse Daudet, Rochefort, Satie… Souvent, il gravait leur portrait directement sans dessin préparatoire, mais il paraît probable que, dès que ce fut possible, il s’appuya aussi sur des photographies.
Ces portraits de célébrités, toutes documentées par un cartel détaillé, forment le cœur de l’exposition et on en retrouve aussi dans les espaces consacrés à la vie de Desboutin : c’est le cas pour le poète et critique d’art Georges Lafenestre (1865) et la poétesse Louise-Victorine Ackermann (1886) – cette petite toile avait été volée au Musée Anne-de-Beaujeu en 1898 et a été retrouvée en 2017 pendant la préparation de l’exposition.
À voir ses autoportraits, auxquels une salle est consacrée, et les portraits de sa famille qui ont également leur espace, on ne devine pas que la vie de Desboutin fut un roman. Après des études de droit à Paris, il hésitait entre devenir peintre ou auteur dramatique. Indépendant et dilettante, il voyagea beaucoup, se fit collectionneur et finit, en 1854, par s’installer à Florence dans une villa où avait vécu Galilée. Il y mena grand train avec sa femme et sa fille, recevant l’intelligentsia italienne et les artistes français de passage. Il était marchand d’art et spéculait en parallèle sur des terrains en prévision de l’accession de Florence au titre de capitale de l’Italie… Ruiné, il revint vivre en France à partir de 1871, menant une vie chiche avec sa nouvelle compagne italienne et leurs enfants et courant après des commandes qui l’appauvrissaient plus qu’elles ne le sortaient d’affaire : des espaces de l’exposition sont consacrés à ses expériences malheureuses de peintre-décorateur (en 1874) et de graveur de reproduction (à la fin des années 1880). Il joua décidément de malchance : peu de temps après son installation à Nice avec toute sa famille, il vit sa maison et son atelier détruits par le tremblement de terre de 1887…
Ainsi allait la vie de celui qui accompagna les impressionnistes sans jamais les imiter, croquait avec une tendresse évidente des enfants qu’il ne cherchait pas à rendre beaux et fut un réaliste mondain sans le sou. Le livre qui accompagne l’exposition raconte son existence picaresque et, surtout, analyse avec finesse la complexité d’un artiste qui mérite cette rétrospective.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°516 du 1 février 2019, avec le titre suivant : Marcellin Desboutin sort de l’ombre