Le Musée d’Orsay revient sur les racines italiennes de son œuvre à travers une exposition inédite à Venise.
VENISE - Combien d’historiens de l’art et de passionnés en ont-ils rêvé ? Le Musée d’Orsay et la Ville de Venise l’ont fait. Depuis le 24 avril, l’Olympia d’Édouard Manet décoche son regard fier depuis la même cimaise que la Vénus d’Urbin de Titien. L’ambition était folle : associer la « Joconde » d’Orsay, qui n’avait jamais vu d’autre ciel que celui de la capitale, à sa source d’inspiration italienne, jalousement gardée par la Galerie des Offices à Florence.
Pour parvenir à ses fins et faire sortir du pays le tableau qui n’a pas perdu son odeur de soufre, Orsay a demandé la bénédiction du président de la République. Une requête inutile sur le plan juridique, mais essentielle pour convaincre les conservateurs florentins de se défaire de leur Vénus et, dans un second temps, parer aux critiques de ceux qui voient d’un mauvais œil le risque pris par le musée de faire voyager une telle icône. La réussite est d’autant plus flagrante que le duo est fascinant. Loin de se faire de l’ombre mutuellement, les deux belles se magnifient l’une et l’autre. Entre le tableau de mariage de Titien, tout en rondeur et délicatesse, et les reflets glacés et détails glaçants du scandale sur toile de Manet, le regard papillonne à l’infini, hésitant entre chaud et froid, émotion et intellect, transparence et opacité… En résulte une expérience esthétique jouissive, que Manet lui-même n’aura pas eu la chance de vivre.
« Accrochage de prestige »
Cette rencontre au sommet est la raison d’être de ce « Retour à Venise » organisée par Orsay en partenariat avec les musées de la Ville de Venise dirigés par Gabriella Belli, complice de longue date de Guy Cogeval. La manifestation s’inscrit dans les efforts fournis par la ville de replacer Venise sur le circuit des grandes expositions monographiques internationales, une politique amorcée en 2012 avec « Klimt », suivi à l’automne par « Francesco Guardi », tous deux au Musée Correr. Pour « Manet », la Ville a investi au total 2 millions d’euros, en réaménageant pour l’occasion les appartements ducaux du palais des Doges, dans lesquels sont attendus au moins 200 000 visiteurs – qui permettraient d’amortir l’opération.
L’idée d’un « accrochage de prestige », pour lequel le musée parisien a empoché une lender’s fee (somme forfaitaire) avoisinant les 800 000 euros, s’appuie ici sur une réflexion scientifique idoine : identifier les racines italiennes de l’œuvre de Manet, alors que l’empreinte hispanique est systématiquement mise en avant, « pour secouer une idée reçue, héritée de la fin du XIXe siècle, qui veut que l’art français ait acquis son indépendance en repoussant résolument les influences de l’Italie, perçue comme la terre d’un classicisme étranger au génie national ». Manet a ainsi multiplié les séjours en Italie : Venise (1853), Florence (1857), dont la visite des Offices lui a inspiré une copie de la Vénus d’Urbin, puis de nouveau Venise (1874). Il y rencontre les œuvres de Titien, de Véronèse, du Tintoret, d’Andrea del Sarto, de Giorgione…
Démonstration laborieuse
L’exposition documente précisément les emprunts, citations et remplois de Manet, à l’exemple d’une gravure du Jugement de Pâris de Raphaël ouvertement détournée pour Le Déjeuner sur l’herbe. Or, tiraillée entre cette approche documentaire et la volonté d’offrir autant de chefs-d’œuvre que possible au public vénitien, la démonstration peine à s’imposer. Les prêts majeurs (Le Déjeuner sur l’herbe du Courtauld Institute…) et les absences cruelles mais compréhensibles comme la copie de la Vénus d’Urbin, détenue en mains privées, et autres Titien et Tintoret dûment reproduits sur des cartels, ne permettent pas une lecture claire du propos, pourtant passionnant. Aussi le catalogue, publié uniquement en italien, est-il un heureux complément à la visite.
Les commissaires proposent aussi des rapprochements intéressants, ainsi entre une scène de bal de Guardi et le Bal masqué à l’Opéra (1873-1874), prêt exceptionnel de la National Gallery of Art de Washington. Et même, osés, entre Le Balcon (1868-1869) et l’étonnant Deux femmes vénitiennes (v. 1495) de Carpaccio, ovni du Musée Correr à Venise. L’huile sur bois met en scène deux femmes nobles, vues de profil, assises sur une terrasse, entourées de chiens et de volatiles, et dont le regard perdu dans le vide fait étrangement écho à celui de Berthe Morisot. Or, s’il fut remarqué en son temps par les frères Goncourt, rien ne dit que le tableau tomba sous les yeux de Manet...
Direction scientifique : Guy Cogeval, président du Musée d’Orsay et de l’Orangerie ; Gabriella Belli, directrice de la Fondazione Musei Civici di Venezia
Commissaire : Stéphane Guégan, conservateur au Musée d’Orsay
Edouard Manet, d'après Titien, Vénus du Pardo, 1854, huile sur toile, 47 x 85 cm, Musée Marmottan-Claude Monet, Paris.
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Manet à l’italienne
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 18 août, Palais des Doges, place Saint-Marc, Venise, tél. 39 041 271 5911, www.mostramanet.it, tlj 9h-19h, 9h-20h le vendredi et le samedi. Catalogue (en italien), coéd. Fondazione dei Musei Civici di Venezia, Genève/Skira, Milan, 276 p., 40 €.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°393 du 7 juin 2013, avec le titre suivant : Manet à l’italienne