À l’occasion du centenaire de la naissance de l’artiste franco-américaine, la Fondation Beyeler élucide son œuvre par sa confrontation à l’art du XXe siècle : Giacometti, Léger, Bacon… Entre effets de contagion et autonomie enragée.
Au début des années 1970, Louise Bourgeois (1911-2010) a déjà soixante ans. Encore dix ans et le MoMA lui offrira sa toute première rétrospective. Pendant ce temps, la scène new-yorkaise met à jour le langage de l’art, liquide le sujet et dématérialise l’œuvre. Mais Louise, petite pomme acide et déjà fripée, est celle qui déclare alors : « Ma sculpture est mon corps, mon corps est ma sculpture. » Elle est celle qui bricole des formes lymphatiques, boules molles, sacs grillagés, latex, mamelons, phallus et reliques en suspension, celle qui tisse petites mythologies et méchants univers de recueillement, tout en peurs, en souffrances et en transgressions sexuées. Celle qui se raconte, soigne, met en cage et exorcise sans pudeur une enfance suffocante et qui finit par gagner à coups d’affect et de griffes revanchardes sa place publique d’artiste. À 70 ans passés.
« Son langage ne peut se réduire à aucune école », prévient la conservatrice Marie-Laure Bernadac, spécialiste de l’artiste. « Je suis libre. Je suis libre car j’utilise l’agression dont je souffre contre la sculpture », confirme l’intéressée. Alors quoi ? Louise Bourgeois, artiste solitaire, indifférente à ses contemporains ? Artiste à contretemps de l’art en train de se faire ? Ou électron libre comparable aux artistes de l’Art brut comme a pu le suggérer Annette Messager ?
« D’une curiosité phénoménale »
Si elle tricote son affaire comme on dégoupille et recommence sans cesse sa biographie, Louise Bourgeois n’en oublie pas pour autant de renouveler sa syntaxe. C’est en tout cas ce que veut démontrer la Fondation Beyeler, qui fait de l’artiste le témoin privilégié du siècle. Et pour cause : Louise Bourgeois c’est une vie qui se raconte sur quatre-vingt-dix-huit ans, dont quatre-vingts consacrés à une création définie comme « condition de sa santé mentale ». Avant-gardes, remises en jeu des fonctions de l’art, changement de main de la vieille Europe vers l’Amérique triomphante, révolutions civiques, féministes et psychanalytiques, elle aura tout traversé, espiègle, dure, culottée, emmerdeuse avec, toujours, son trauma de l’enfance en bandoulière. Au programme donc, à la Fondation Beyeler, un parcours en forme de correction. Ou comment modérer l’interprétation, souvent de mise, d’une œuvre étanche, autarcique, maintenue dans son autonomie par la guerre psychique que l’artiste livra à sa propre biographie.
Sans désavouer la singularité de l’œuvre, l’exposition remet à plat quelques filiations, rencontres, amitiés et résistances face à un XXe siècle tout en métamorphoses. Giacometti, Léger, Tobey, Bacon – qu’elle fréquenta dès les années 1950 –, les héros se serrent autour d’une vingtaine d’œuvres, du parabolique Blind Leading the Blind (1947-1949), sculpture instable et minimalo-compatible juchée sur quatorze longues pattes de bois peintes de rouge et de noir, jusqu’aux fragiles et tentaculaires eaux-fortes des dernières années.
S’il est toujours question d’elle, Louise, femme, fille et artiste, il est aussi – et d’abord ? – question d’art et de ses enjeux. Et que cet art-là n’a jamais oublié de se mesurer à un temps historique, fut-il long et frustrant. Quitte à abandonner quelques cadavres symboliques en chemin. Dans les années 1930, la jeune Louise, « fille de Montparnasse » fraîchement sortie des Beaux-Arts, commence d’ailleurs par papillonner d’atelier en atelier. Elle fréquente celui d’André Lhôte, d’Othon Friesz, de Roger Bissière, avant de suivre les cours de Fernand Léger. C’est lui qui l’encourage à se diriger vers la sculpture. « J’aime mes professeurs. J’ai cherché toute ma vie des professeurs honnêtes, utiles, toute ma vie… et j’en ai trouvé, confie Louise Bourgeois en 2003 à Jacqueline Caux. J’allais explorer tout, tout, tout, tout, j’étais d’une curiosité phénoménale. » Viennent le voyage à Moscou en 1934 et la découverte intriguée des constructivistes, puis les cours de l’Art Students League et de Vaclav Vytlacil à son arrivée à New York. Et de façon plus essentielle, son mari, l’historien de l’art Robert Goldwater (1907-1973) rencontré en 1938, et bientôt directeur du Musée des arts primitifs de New York. À lui revient la transmission du récit de la modernité artistique tel que les États-Unis vont le canoniser. Louise peint, grave, fait des enfants et se nourrit en affamée du petit monde d’artistes, critiques, théoriciens, marchands, qui passe dans l’étroit deux-pièces du jeune couple. Quant aux amitiés, la jeune femme compte d’abord sur la clique des artistes européens que la guerre amène aux États-Unis. Elle croise Duchamp, Breton, Miró, Tanguy, se lie avec Antunes, Ozenfant, Le Corbusier, Masson, Calder…
La filiation refusée avec le surréalisme
Cette famille-là sera d’ailleurs à l’origine d’un malentendu tenace, celui d’une possible filiation surréaliste, que Louise Bourgeois révisera avec l’aplomb définitif qu’on lui connaît. Breton ? « Il pérorait. Non, il ne pérorait pas, il pontifiait. » Le surréalisme ? « Je suis une élève de la littérature de Camus, pas du tout du surréalisme. » Et de s’expliquer en 1993, passablement échauffée, auprès du critique d’art Philippe Dagen : « Il n’y a rien de surréaliste dans mon œuvre, elle est à l’inverse, absolument à l’inverse. Dans le concept de l’angoisse, Kierkegaard manipule le langage, et cette manipulation devient un moyen de survie. Il met tout en doute et remet ensuite tout dans un autre ordre – l’ordre de l’angoisse. Camus procède de lui. Il disait : “Pourquoi ne pas gueuler quand on souffre ?” Je gueule. Les surréalistes étaient à l’opposé : ils n’admettaient pas que la peine existât. Duchamp, la tête sur le billot, n’aurait pas admis qu’il était impuissant. »
Mettre dans un autre ordre et de préférence dans l’ordre de l’angoisse, c’est aussi ce à quoi s’applique Louise Bourgeois à partir du milieu des années 1960, alors qu’apparaissent les grands thèmes de son œuvre, la féminité, le couple, la frustration, la sexualité, la sublimation et les blessures d’enfance. Et qu’elle bouscule durement les places assignées à l’un et l’autre sexe. Elle change son fusil d’épaule. Et recharge. À coups de désordres de chair, de fictions et de frustrations, d’espaces ambivalents, entre tanières et espaces traumatiques. « Dans mon art, reconnaît-elle, je suis la meurtrière, dans mon monde, la violence est partout. »
À Bâle, les liens rompus avec les artistes des années 1970
Qui regarde-t-elle alors ? Elle qui fréquente Warhol et a fréquenté la génération glorieuse des Rauschenberg et Pollock, sans jamais sortir de l’ombre, devient à son tour l’objet de quelques attentions féministes. En 1968, n’est-ce pas elle qui pose devant l’objectif de Mapplethorpe, œil frisé, rides rigolardes, tenant sous le bras un phallus surdimensionné en résine, rebaptisé Fillette ? Autarcique, certainement pas. Indocile indiscutablement. Ni glorieuse anticipatrice, ni figure embourbée dans sa plainte.En alerte, incontestablement et parfois picorante, bien plus souvent qu’on ne l’imagine. La démonstration suisse aurait alors sans doute gagné à ajuster son affaire ou en tout cas à la prolonger. Alors même que la sélection se montre généreuse en œuvres récentes, les artistes retenus pour dialoguer avec elles s’en remettent pour beaucoup à la première partie du siècle, quand Louise Bourgeois n’en est qu’aux balbutiements de son œuvre.
Pourquoi tant dialoguer avec l’Europe ? Pourquoi la tenir à tout prix dans cette histoire-là, alors que son vocabulaire trouve sa force de frappe dans les années 1970, au moment même où elle s’en libère ? N’est-ce pas la Louise Bourgeois des installations crues, des micro-récits, des petites mythologies, des huis clos agressifs, celle des Cells ou des Red Rooms qui aura dominé la sculpture de la fin du XXe siècle ? N’aurait-on pas pu imaginer quelques conversations avec une Eva Hesse, un Bruce Nauman ou même une Annette Messager ? Rappeler ses liens profonds avec la scène américaine ? Avec les générations suivantes ? Elle qui déclina le module de la cage bien après les minimalistes, tâtera du décor de ballet (pour le compagnon de Martha Graham), du conceptuel lorsqu’elle réalise, seulement en 1981, la sculpture Maison vide, par l’achat d’une maison vouée à rester vide dans le Staten Island. Et tente même de la performance, avec A Banquet/A Fashion, pour laquelle elle apparaît vêtue d’une robe couverte de formes mammaires. On est en 1978, et les héroïnes de la performance sont déjà passées par là.
On ajouterait encore les tea-parties dominicales dans l’atelier de Brooklyn, ces mémorables séances durant lesquelles la vieille dame reçoit et sadise une jeunesse consentante avec une admirable gourmandise.
1911 Naissance à Paris.
1932-1938 Après l’obtention du baccalauréat au lycée Fénelon, elle étudie à la Sorbonne et dans l’atelier de Fernand Léger.
1938 S’installe aux États-Unis, à New York.
1945 Première exposition individuelle.
1982 Le MoMA lui consacre une première exposition rétrospective.
1999 Primée à la Biennale de Venise pour l’ensemble de son œuvre.
2010 Décède à New York à l’âge de 98 ans.
Autour de l’exposition
Infos pratiques. « Louise Bourgeois », du 3 septembre au 8 janvier. Fondation Beyeler (Bâle). Ouvert tous les jours de 10 h à 18 h. Tarifs : 16 et 8 €. www.fondationbeyeler.ch
Araignées sympathiques. De Paris à Tokyo, les araignées de Louise Bourgeois voyagent. Ce leitmotiv, intitulé « Maman », prend vie dans ses croquis des années 1940 et devient le symbole de l’ambivalence psychanalytique entre l’aspect castrateur et protecteur de la mère. De fait, cet animal cesse de s’alimenter dès qu’il s’agit de maintenir le coton loin des prédateurs. C’est ce que l’exposition naturaliste « Au fil des araignées », sise au Jardin des Plantes à Paris, met en lumière. Celle-ci entend combattre les idées reçues sur ces arachnides en étudiant leur mode de vie, leur diversité et la place qu’elles tiennent dans notre inconscient, afin de les réconcilier avec l’homme. www.mnhn.fr
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Louise Bourgeois - Face à son siècle
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Abonnez-vous dès 1 €Paris, Bilbao, New York, Londres, Berne, Zurich, Genève, 9 m de hauteur. Mieux qu’une rock star ? La Maman (1999) de Louise Bourgeois, énorme friandise pour marchands, n’en finit pas de poser ses arachnéennes pattes de bronze aux quatre coins de la planète et s’installe provisoirement dans les jardins de la Fondation Beyeler. Entre cage organique, vrai faux régal psychanalytique et prouesse technique, que n’a-t-on déjà dit sur l’hyperlative sculpture ? Sur ses effroyables membres perchés, sur ces œufs de marbre encagés sous l’abdomen ? Sur cette figure oblique et récidiviste de l’araignée maternelle dans l’œuvre tardive de l’artiste ? Sur cette allégorie de l’éternel recommencement ? À commencer par Louise Bourgeois elle-même, tisseuse et détisseuse de souvenirs, qui élucide à l’envi la place de la mère dans le récit familial. Une mère protectrice mais fragile, humiliée par Louis, père tyran, immature et volage. Une mère « réfléchie, intelligente, patiente, apaisante, raisonnable, délicate, raffinée, indispensable, ordonnée et utile – comme une araignée. »
Règlement de comptes familial
Créature désirable et terrible, tout à la fois bonne et mauvaise mère, dévorante, réparée ou fantasmée, rendue à sa puissance par l’hyper-sculpture. Une mère Pénélope, qui fut tisseuse et réparatrice de tapisserie et meurt en 1932, délaissée par l’homme auquel elle voulut plaire toute sa vie. Louise a 21 ans et, désespérée, se jette dans la Bièvre. Le règlement de comptes familial ne fait que commencer. Il longe l’ensemble de l’œuvre : de Réparation (1938-1940), tableau réconciliateur à l’adresse de Joséphine Bourgeois la montrant déposant des fleurs sur la tombe maternelle, aux reliques déposées dans les Cells, en passant par Destruction du père (1974), espace matriciel traumatique, tout de plâtre, latex et lumière rouge, dans lequel Louise Bourgeois installa quelques bubons phalliques et mammaires autour d’un festin cannibale. Ou le sacrifice du père, en guise de catharsis. Pour une réparation d’une violence inouïe.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°638 du 1 septembre 2011, avec le titre suivant : Louise Bourgeois - Face à son siècle