Cette œuvre est la deuxième peinture d’un ensemble qui en compte 34, accompagnées de poèmes et réparties en deux cycles. Le Musée d’Orsay expose le premier cycle dans son intégralité.
Ce devait être l’œuvre de sa vie. Pendant près d’un demi-siècle, le peintre lyonnais Louis Janmot (1814-1892) a composé Le Poème de l’âme, un ensemble de 18 peintures et 16 dessins articulés en deux cycles, accompagnés de 2 814 vers. Cette œuvre d’art totale, à la fois picturale et littéraire, raconte le parcours initiatique d’une âme sur la terre. Si elle interpella Charles Baudelaire et fascina Théophile Gautier, elle ne trouva pourtant jamais d’acquéreur, sans doute en raison de son ampleur, et fut peu exposée : en 1854 à Paris, puis à l’Exposition universelle de 1855, grâce à Eugène Delacroix. Son auteur mourut à 78 ans, amer de ne pas voir reconnue l’œuvre à laquelle il avait consacré sa vie. La persévérance de ses descendants permet cependant que Le Poème de l’âme soit sauvegardé et conservé au Musée de Lyon. Henri Focillon, historien de l’art et directeur du musée de 1913 à 1924, qualifia l’œuvre de cet élève d’Ingres et ami de Delacroix d’« ensemble le plus remarquable, le plus cohérent et le plus étrange du spiritualisme romantique ». La voici aujourd’hui en pleine lumière au Musée d’Orsay, qui l’expose dans son intégralité, en partenariat avec le Musée des beaux-arts de Lyon.
Cette épopée d’une âme sur la terre, qui s’inspire de la Divine Comédie de Dante comme des livres de William Blake, se déroule en deux cycles : le premier, à travers 18 peintures à l’huile, raconte le parcours initiatique d’un jeune garçon. Il débute avec la création de son âme au ciel et sa descente sur terre que figure Le Passage des âmes (ci-contre), deuxième peinture de ce cycle. Il s’achève avec la mort d’une jeune fille vêtue de blanc, son âme sœur, qui l’a accompagné dans sa quête existentielle et les épreuves de son enfance. Plus sombre, le second cycle met en scène le deuil, la solitude, le doute, la recherche de l’amour physique et les souffrances d’une vie loin de l’amour de Dieu. Si la dernière toile de cette série figure une rédemption au ciel, le poème qui l’accompagne laisse entendre que l’heure pour cette âme n’est pas encore venue, et qu’il lui faut redescendre sur terre. Janmot n’eut pas la force, le temps ou les ressources pour accomplir ce dernier cycle, qui devait représenter la vie dans la foi de l’âme éprouvée.
« De l’Ange gardien la mission commence. / Dieu lui donne, il emporte en ses bras, endormi / Celui dont il sera le conseil et l’ami ; / Dans l’espace il s’élance », écrit Janmot dans le poème qui accompagne Le Passage des âmes, deuxième tableau du Poème de l’âme. Celui-ci représente un ange portant une âme sur terre. Cette figure s’inscrit dans le questionnement des artistes du XIXe siècle sur la représentation de l’âme, parfois matérialisée par un être ailé, comme chez Prud’hon – il se confond alors avec un ange –, parfois par un flux, comme chez Blake. Chez Janmot, elle prend les traits d’un nouveau-né. Créée au ciel, cette âme s’incarne sur terre dans un corps ; commence alors pour elle une vie douloureuse, marquée d’épreuves. « Louis Janmot s’inspire ici de l’illuminisme, un courant mystique qui se développe à partir du XVIIIe siècle et selon lequel la naissance terrestre succède à une naissance céleste », explique Servane Dargnies-de Vitry, co-commissaire de l’exposition.
Tous ne seront pas sauvés. Cet ange gardien le sait, qui cache ses yeux de ses mains pour ne pas voir le jugement de l’âme : il fait partie du cortège ascendant des psychopompes chargés d’amener les âmes au ciel après leur vie terrestre. « De l’immense inconnu le redoutable livre / S’entr’ouvre sous leurs yeux. / Tremblantes, elles vont où leur ange les mène », écrit Janmot dans le poème lié au tableau. Les anges gardiens, que l’on retrouve par exemple chez la comtesse de Ségur, sont des figures très présentes dans l’imaginaire du XIXe siècle. Ces êtres spirituels messagers du divin accompagnent les hommes tout au long de leur vie terrestre. Janmot traduit leur immatérialité par « des tons de cire et d’hostie » recouvrant à peine la toile d’un « bleu cosmique très léger », selon le mot du poète Théophile Gautier, qui a admiré les peintures du Poème de l’âme lors de leur exposition à Paris en 1854. Les nuées symbolisent le passage entre le monde d’ici-bas et la lumière céleste, dans laquelle les vies seront jugées.
« Quel est donc ce géant et ce vautour cruel / Qui lui ronge le cœur ? En vain il le dépèce : / Sans cesse dévoré, le cœur renaît sans cesse / Pour souffrir immortel », compatit Louis Janmot en décrivant ce Prométhée. Pour avoir dérobé le feu à Zeus afin d’en faire don aux humains, ce Titan est condamné à vivre enchaîné sur un rocher. Chaque jour, un rapace vient dévorer son foie ; chaque jour, celui-ci repousse, pour que le supplice recommence. « À travers Prométhée, le peintre figure les douleurs de l’âme, condamnée à souffrir tout au long de sa vie terrestre. Le rocher symbolise la pesanteur, que ne connaissent pas les anges et les âmes du ciel. Pour Janmot, l’âme est exilée sur terre et ne fait qu’aspirer à l’envol », explique Servane Dargnies-de Vitry. Le peintre lyonnais fut marqué au long de sa vie par un certain nombre de lourdes épreuves : le deuil précoce de sa mère, puis la mort de son jeune fils, de son épouse, le saccage de son atelier pendant la guerre de 1870, ainsi que des difficultés financières, des échecs professionnels et un manque de reconnaissance de son œuvre, qui ne fut appréciée que des « happy few ».
« Vade retro ! », semblent crier ces anges qui repoussent les péchés capitaux leur interdisant l’entrée du ciel. Au nombre de sept, ils représentent les maladies de l’âme : l’orgueil, l’avarice, la jalousie, la colère, la luxure, la gourmandise et la paresse. L’obscurité dans laquelle cette scène est plongée contraste avec la lumière dans laquelle volent les anges. Dans le deuxième cycle du Poème de l’âme (exécuté au fusain), qui commence après la mort de son âme sœur, le protagoniste sera confronté aux épreuves terrestres et aux maux qui marquent le destin humain. L’amour profane, par exemple, qui s’oppose à l’amour pur que Janmot représente dans le premier cycle. L’âme du jeune homme n’y résiste pas : il connaît la solitude, l’abandon, la misère de l’homme sans Dieu, le supplice. « Esprit du mal, mystère où nul n’a vu le jour, / Que vous a donc fait l’homme ? Il lui suffit de naître », se lamente Louis Janmot dans ses vers.
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Louis Janmot, le passage des âmes
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°769 du 1 novembre 2023, avec le titre suivant : Louis Janmot, le passage des âmes