William Merriam Bart Berger peut aujourd’hui s’enorgueillir d’avoir rejoint Archer M. Huntington et Paul Mellon au premier rang des amateurs américains d’art britannique. En moins de trois ans, cet ancien directeur d’un fonds commun de placement a dépensé vingt millions de dollars (environ 124 millions de francs) pour réunir une collection de près de 400 œuvres – dont plus de la moitié anglaises –, susceptible de rivaliser avec les meilleures du pays. Pour faire partager son enthousiasme à ses concitoyens, William Berger a déposé, en « prêt permanent », ses œuvres au Musée d’art de Denver.
“Les Anglais ont davantage fait pour notre bien-être matériel à tous que n’importe quel autre peuple au monde”. William Merriam Bart Berger, financier aux poches bien remplies, est un anglophile convaincu. Il n’a pas oublié ses études en littérature anglaise à l’université de Yale, ni son engagement dans la Huitième armée britannique durant la Seconde Guerre mondiale, où il conduisait une ambulance à travers l’Italie et la Yougoslavie. Dans le Colorado depuis quatre générations – c’est là que son bisaïeul a fondé la première banque d’État locale, en 1862 –, William Berger s’est donné pour mission d’apporter la culture de l’ancien monde à Denver, qu’il définit volontiers comme un “bled”. “Nous nous enthousiasmons pour les équipes sportives, dit-il de ses compatriotes, mais il devrait y avoir un meilleur équilibre entre sport et culture. J’essaie d’aider à le rétablir.” Pour cela, avec son épouse Bernadette, il a confié sa collection en prêt permanent au Musée d’art de Denver, qui lui consacrera une présentation spéciale en septembre.
Le musée, un bâtiment aux allures de forteresse signé Gio Ponti, vient de réaliser un programme de rénovation en sept ans pour un coût total de 27 millions de dollars (environ 167 millions de francs). Le fonds permanent a été redéployé de manière à mettre en valeur ses points forts : l’art précolombien, l’art colonial espagnol et l’art indigène américain notamment, ainsi que des œuvres chinoises mises en dépôt par des collectionneurs prudents de Hong Kong. Pourtant, malgré cette diversité, les belles toiles de maîtres européens se comptent sur les doigts de la main. Avec ses 400 œuvres, appartenant principalement à l’art britannique de la fin du Moyen Âge, de la Renaissance et de la période élisabéthaine, la collection Berger va enrichir significativement le musée.
Un ensemble inégal
En trois ans, William Berger a réussi plusieurs acquisitions très avantageuses. La plus spectaculaire date de l’été dernier : l’amateur a acheté chez Sotheby’s une Crucifixion gothique présumée anglaise, extrêmement rare, pour 1,5 million de livres (environ 15 millions de francs). Un an plus tôt, chez Christie’s, il avait dépensé 235 000 livres pour une version d’atelier du Portrait d’Édouard VI enfant par Holbein. À son tableau de chasse, figurent également un magnifique polyptyque d’albâtre polychrome et doré de Nottingham, le Livre d’heures Bute aux somptueuses enluminures, un lumineux Portrait de Mrs. John Bostock par Wright of Derby, une Vue de la chartreuse de San Martino inondée de soleil, par Thomas Jones (vers 1782) – une véritable rareté aux États-Unis –, ainsi que des miniatures de Hilliard et Oliver.
À côté de ces chefs-d’œuvre, la collection compte aussi de belles pièces, comme ce charmant panneau naïf d’un suiveur de William Larkin (vers 1620), représentant trois jeunes demoiselles habillées à l’identique, ou le portrait mythologique de Lady Hamilton en Io avec Jupiter, par Hoppner. D’autres tableaux ont un intérêt essentiellement historique, tels un portrait anonyme d’Henri VIII de style anglo-flamand, et la première œuvre signée Hans Eworth : le Portrait de Henry FitzAlan, douzième comte d’Arundel. Mais il subsiste d’importantes lacunes dans ce panorama de l’art anglais. Le style de Van Dyck n’est évoqué qu’à travers un portrait de son épigone Lely ; on remarque plusieurs œuvres sur papier de Gainsborough et Turner, mais aucune toile de ces deux artistes. Quant à Constable, il est absent.
Les époux Berger ne se sont pas exclusivement intéressés à l’école anglaise. Des toiles de Homer, Sargent, Prendergast et Burchfield représentent la création américaine, tandis que l’art européen est illustré par deux huiles et plusieurs dessins de Boucher, ainsi qu’un portrait attribué à Botticelli. L’achat de cette œuvre, effectué chez Sotheby’s en janvier dernier, s’est en définitive soldé par une transaction avec la famille Gutmann, à qui les nazis l’avaient volée. Toutes ces tableaux rejoindront le Musée d’art de Denver, à l’exception de la plupart des toiles d’Homer, déjà aux cimaises du Musée d’art de Portland, dans le Maine.
Comme à la bourse
Si les amateurs répugnent généralement à assimiler en public leur collection à de l’argent, William Berger assume pleinement cet aspect. “L’ensemble du processus, jusqu’à l’achat final, est exactement celui du marché boursier”, déclare-t-il sans ambages, expliquant qu’il choisit les œuvres d’art ainsi qu’il avait l’habitude de choisir les valeurs d’investissement : “C’est comme chercher une société dans laquelle investir. Il faut savoir déployer ses antennes, lire des centaines de publications. Au milieu de la meule de foin, on trouve de temps à autre une petite aiguille d’or.”
La plupart de ces aiguilles ont été dénichées dans les salles de vente anglaises, dans lesquelles il enchérit généralement par téléphone. Mais les Berger ont également traité avec Richard Feigen, Spinks Leger, Agnews, Hall & Knight, Simon Dickinson et d’autres galeristes britanniques. À New York, ils ont notamment travaillé avec Vance Jordan, Ira Spanierman, les Kennedy Galleries, David Findlay. S’il prend parfois conseil auprès du conservateur londonien Simon Gillespie, William Berger tient à rester maître de la décision finale : “C’est comme sur le marché boursier : si vous écoutez les courtiers, vous n’aurez qu’un fichu portefeuille de misère. J’ai donné des conseils pendant quarante-sept ans, ce n’est pas pour commencer aujourd’hui à payer des agents. Je sais ce qu’est un bon conseil. C’est généralement une mise en garde !”
Ce mode d’achat, rapide et fébrile, explique le caractère inégal de la collection : beaucoup de portraits des XVIIe et XVIIIe siècles, signés Peake, Larkin, Lely, Lawrence, Ramsay, Reynolds, Zoffany et Hudson, sont des exercices de style. L’immense toile de Hudson représentant Walter Radcliffe et sa famille est d’une grande naïveté, même si elle offre un certain intérêt. Bien peu des paysages et des scènes équestres de Stubbs, Wootton, Herring, Pollard, Ferneley et Munnings soutiennent l’examen critique. Le Moine blanc par Richard Wilson est un pêle-mêle italianisant ; quant à L’Intérieur de la cathédrale de Pise par David Roberts, c’est une pâle imitation d’un De Witte.
Collectionner pour le public
William Berger défend ces choix très personnels au nom du grand public : “Nous ne créons pas cette collection pour les spécialistes, mais pour amener des visiteurs au musée. Nous avons cherché à acheter des scènes comportant des éléments facilement identifiables par le public. C’est le côté anecdotique de cet art qui le rend attractif.” En outre, ajoute-t-il, “un investisseur est un homme incompris. J’ai pris l’habitude d’entendre dire : “Mais pourquoi diable voulez-vous une girafe peinte par David Shepherd ?” Pourtant, il y a des secteurs non explorés et sous-exploités, comme sur le marché boursier dans les années cinquante.” Les Berger se défendent cependant de chercher à anticiper les tendances du marché pour faire des bénéfices. “Nous sommes heureux de voir notre jugement confirmé par les prix du marché, mais nous ne nous faisons pas d’illusions : l’art n’est pas un investissement. Pour une famille Ganz dont les achats ont été extrêmement judicieux, vous en avez cent qui possèdent des toiles d’artistes inconnus et qui méritent de le rester. On n’entend parler que des réussites.”
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L’œuvre missionnaire des Berger
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°59 du 24 avril 1998, avec le titre suivant : L’oeuvre missionnaire des Berger