Alors que sa rétrospective itinérante fait sa première escale européenne au Grand Palais, jusqu’au 19 mars, l’artiste japonaise Chiharu Shiota revient sur une carrière jalonnée par de nombreux succès, mais aussi par des épreuves intimes qui l’ont marquée.
On ne saura pas pourquoi Chiharu Shiota (née en 1972) a quitté le Japon pour l’Allemagne au milieu des années 1990, car c’est une question qu’elle préfère éluder. « J’ai contacté l’Université des beaux-arts de Hambourg et j’ai demandé si je pouvais y étudier. C’est ainsi que ma vie en Allemagne a commencé. Depuis lors, je n’ai cessé de faire la navette entre les deux pays. Quand je suis au Japon, le Japon est à l’intérieur, mais quand je suis à Berlin, il est à l’extérieur, tente-t-elle d’analyser. Au fil du temps, je ne parvenais plus à faire la distinction entre l’intérieur et l’extérieur, et j’avais de plus en plus l’impression d’être toujours dans l’intervalle. J’ai créé Inside-Outside (2009-2024) avec le sentiment que la fenêtre représentait peut-être ma propre existence. » Architecture arachnéenne constituée de cadres de fenêtres usagés, Inside-Outside est l’une des installations spectaculaires que l’on découvre au Grand Palais, l’une des rares à ne pas utiliser de fils de laine. « Au début des années 2000, on voyait encore beaucoup de chantiers de rénovation à Berlin et de nombreux bâtiments de l’ancien Berlin-Est étaient à l’abandon, se souvient l’artiste. Les fenêtres, retirées pour récupérer le verre, étaient alignées dans les cours. En les regardant disposées ici et là, j’ai commencé à réfléchir à ce que je pourrais faire avec leurs cadres. En les assemblant, j’avais l’impression que les gens pouvaient entrevoir, à travers elles, la vie d’autres personnes qui parlaient la même langue qu’eux et étaient originaires du même pays, qu’ils pouvaient imaginer leurs histoires de famille et d’amour… » La ville de Berlin déchirée en deux entre en résonance avec le destin de l’artiste expatriée. Quelques années plus tard, on découvre Chiharu Shiota en France grâce à son exposition à la Maison rouge – Fondation Antoine de Galbert (« Home of Memory », 2011). Spectrale, son installation filaire After the Dream constitue alors un véritable choc visuel, tandis que l’œuvre From Where We Come and What We Are (2011), un amoncellement de valises d’occasion formant une sorte d’abri archétypal, matérialise un questionnement constant dans son travail : les souvenirs que nous conservons du passé nous construisent-ils ou nous empêchent-ils d’avancer ?
Bien qu’elle soit aujourd’hui mondialement connue pour ses gigantesques installations de fils de laine noirs, rouges ou blancs, Chiharu Shiota reconnaît volontiers qu’elle a toujours voulu être peintre. Sa dernière huile sur toile date de 1993, alors qu’elle était encore étudiante à l’Université Kyoto Seika. « Mais le médium lui-même me semblait très restrictif », assure-t-elle. Après son arrivée en Allemagne, les trois premières années, elle ne cesse de changer d’adresse. « Parfois, je déménageais dans une autre ville, par exemple de Hambourg à Brunswick, puis de Brunswick à Berlin, raconte-t-elle. Il m’arrivait de me réveiller le matin sans reconnaître l’endroit où je me trouvais. J’ai donc tissé du fil noir entrelacé à mon lit pour créer mon propre lieu. » La jeune femme va bientôt sortir de ce cocon comme un papillon de sa chrysalide. From DNA to DNA (1994), la première œuvre dans laquelle elle utilise du fil de laine tendu dans l’espace, acte, dit-elle, sa deuxième naissance. « J’ai eu l’idée de prolonger la ligne du tableau dans l’espace. Cela m’a permis de dessiner dans l’air sur une toile illimitée. Le matériau lui-même peut être étiré, noué, emmêlé et déchiré, tout comme les relations humaines », explique-t-elle.
Le corps, celui du visiteur qui doit se frayer un chemin dans l’œuvre, comme celui de l’artiste s’inscrit en filigrane dans ses installations immersives. À la fois présent et absent – ce qu’incarne notamment le motif récurrent de grandes robes blanches suspendues –, il témoigne aussi de la relation ambivalente que Chiharu Shiota entretient avec son enveloppe charnelle. Certaines des performances de ses débuts peuvent ainsi apparaître comme des épreuves cathartiques qu’elle s’impose à elle-même. Dans Try and Go Home (1997), on la voit tenter d’escalader la paroi d’une grotte, telle une Sisyphe moderne, tandis que dans Bathroom (1999), elle gît recouverte de boue dans sa baignoire. Aujourd’hui moins douloureuse, la dimension performative est cependant toujours présente dans son travail : il faut l’avoir vu déployer son fil dans l’espace pour comprendre qu’elle se livre alors à une sorte de danse silencieuse. C’est ainsi qu’elle nous est apparue la première fois à Lyon, à la Sucrière, en 2012. Sous l’impulsion de la galeriste Patricia Houg, l’ancien site industriel affichait une ambitieuse programmation culturelle et accueillait pour quelques semaines une installation de l’artiste japonaise installée à Berlin. En jean et tee-shirt blanc, une pelote de laine à la main, elle semblait valser lentement au milieu de ses fils tendus. Il lui fallut un peu moins de 800 000 mètres de laine pour zébrer, comme d’autant de coups de crayon, l’immense entrepôt (Labyrinth of Memory). En 2015, bien qu’elle ait quitté l’archipel nippon depuis plus de quinze ans, Chiharu Shiota est sollicitée pour représenter le Japon à la 56e Biennale de Venise. L’invitation ne pouvait plus mal tomber. « J’avais fait une fausse couche. Puis mon père est décédé. Je traversais un processus de deuil intense, je n’arrivais même plus à sortir de chez moi. Lorsqu’on m’a demandé de soumettre une œuvre dans le cadre du concours visant à sélectionner l’artiste qui exposerait au pavillon japonais, j’ai voulu m’accrocher à quelque chose de symboliquement précieux pour tout le monde. J’ai tissé des clés dans l’espace afin qu’elles soient suspendues et que le visiteur puisse les prendre en main (The Key in the Hand). Cela prouve bien qu’on ne peut jamais savoir ce qui va se passer. Si je ne m’étais pas sentie si terriblement triste à ce moment-là, je ne pense pas que j’aurais eu l’idée de cette œuvre, qui a été retenue. » Elle opte cette fois-ci pour des fils de couleur rouge « parce que c’est la couleur de la corde du destin et que le sang est également rouge », précise-t-elle. Encensée par la presse pour cette création, Chiharu Shiota s’enfonce pourtant davantage dans la dépression, faute de perspectives. Contrairement à ce qu’elle avait imaginé, les projets d’exposition ne se bousculent pas ; elle a le sentiment de « perdre pied ». Une récidive de son cancer est diagnostiquée. « J’ai alors compris que je voulais vivre et que je n’avais pas le temps de disparaître dans cette obscurité. » (Chiharu Shiota, éditions Skira, 2024).
Parmi les œuvres exposées au Grand Palais figure une cinquantaine de dessins. Certains observateurs, comme son galeriste parisien Daniel Templon, croient y déceler une parenté avec l’œuvre graphique de Louise Bourgeois (1911-2010). Chiaru Shiota a en effet revendiqué son influence, de même que celle d’artistes telles qu’Eva Hesse (1936-1970) et d’Ana Mendieta (1948-1985), dont le langage plastique est lié aux productions de l’inconscient. Comme Louise Bourgeois, Chiharu Shiota s’intéresse aussi à la sculpture. Quelques bronzes de petit format sont d’ailleurs présentés dans sa rétrospective. « Elle réfléchit à des sculptures de plus grande échelle », confie Daniel Templon, qui la compare également à une autre de ses illustres aînées devenue une star de l’art contemporain, Yayoi Kusama (née en 1929), célèbre pour ses pois colorés. Davantage que leurs origines japonaises, c’est la dimension universelle de leurs œuvres qui réunit, selon lui, les deux artistes : « Leur travail touche le grand public. »
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L’œuvre attachante de Shiota Chiharu
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°783 du 1 mars 2025, avec le titre suivant : L’œuvre attachante de Shiota Chiharu