Art contemporain

L’Iran à vif

Par Jean-Louis Gaillemin · L'ŒIL

Le 1 décembre 2003 - 1021 mots

Non l’Iran n’est pas un pays arabe, pas plus que la Turquie n’est un pays islamique. L’uniformité du voile, des moustaches et des barbes cache la diversité des pays du Moyen-Orient qui ont été ou sont à nouveau dirigés par des régimes où le Coran a force de loi. À Boulogne-Billancourt, les artistes iraniens rassemblés par Marilys de la Morandière et Michket Krifa se chargent de nous le rappeler.

Toutes voiles dehors, robes décolletées dedans, Marjane Satrapi nous a fait toucher en noir et blanc la schizophrénie iranienne dans ses bandes dessinées au graphisme simple et aux mots directs. Avec ses quatre volumes de Persépolis où elle raconte la saga familiale depuis la révolution contre le shah et la guerre avec l’Irak, parus en feuilleton dans Libération et repris dans Le Monde, traduits dans plusieurs langues, elle a fait du drame et des espoirs de trois générations iraniennes, une histoire familière au monde entier. En inaugurant le parcours de l’exposition « Haft, 7 artistes contemporains iraniens », Marjane Satrapi semble nous donner rendez-vous avec ses personnages qu’on s’étonne de retrouver sur d’autres cimaises, photographiés par Shadi Ghadirian, volés à la télévision par Mehran Mohajer, décalqués sur porcelaine par Farhad Moshiri et Shirine Aliabadi ou mis en scène dans des « one-woman shows » par Ghazel. Car l’art présenté ici, né des espoirs mis dans l’élection de Khatami, se veut d’abord un témoignage. Les afféteries informelles ou calligraphiques ne sont pas de mise dans un pays qui veut imposer l’image pour échapper à l’imagerie officielle.
L’image, ce sont aussi les apparents pastiches de Shadi Ghadirian, photographe formée à l’université Azad, qui, travaillant comme étudiante au musée Axkhaneh-Shahr, découvre la collection de photos Kadjar (XIXe siècle) et décide d’en reprendre la mise en scène naïve. Émergeant des costumes traditionnels qui cachent les corps, la placidité des visages aux somptueuses et terrifiantes arcades sourcilières est mise en cause insidieusement par quelques détails empruntés à la satanique modernité : canette de Coca ou vélocipède. Dans sa dernière série, Shadi Ghadirian est plus explicite. Une série de tchadors d’appartement, aux pauvres motifs d’imprimés industriels (où l’on apprend qu’à la maison, l’ornement et la couleur sont tolérés) laisse entrevoir non un visage mais un ustensile de cuisine : fer à repasser, râpe à légumes ou poêle à frire. Cocasse et terrifiante mascarade de la servitude qui agit comme un coup de poing sur les visages des visiteurs voyeurs.

Une lutte entre religion et modernité
Mascarade mise en scène également par Ghazel dans une série de petits films, « haïkus cinématographiques » pour reprendre l’expression de Kaveh Golestan. « Mon travail est sur l’identité et mes multiples identités. Les films Me [moi] sont comme des home movies [films faits à la maison] filmés avec une caméra HI8 placée sur un trépied. Je filme, je joue et je monte. » Ces différents « moi » se jouent de l’obsédant tchador dont la masse noire dialogue avec celle d’un blindé militaire où les reflets roses d’un cœur volant de la Saint-Valentin. Obsession qui n’est pas l’apanage des femmes comme en témoigne l’œuvre de Khosrow Hassan Zadeh, un colosse taillé à la serpe, rescapé de la guerre Iran-Irak. Ce conflit qui a permis aux dictatures en place de se maintenir sur le dos de millions de morts, lui fait voir le monde en noir et blanc. Les combattants des tranchées sont réduits à de pauvres silhouettes nouées dans des linceuls, entassés comme des sacs ou laissés cruellement au
garde-à-vous comme des fantômes. Voiles proches de ceux des Ashuras, toiles de 2001 où les pleureuses flottent sur des calligraphies jetées à la diable. Voiles toujours de ces prostituées jetées à la vindicte populaire par des insertions dans les journaux et exécutées par un tueur en série qui voulait « purifier » la « ville sainte ». Retouchés, coloriés et agrandis, avec leurs visages de stigmatisées (Thérèse Neumann et son fichu de bavaroise ou Bernadette de Lisieux), ces pauvres clichés d’un Bertillon local acquièrent la grandeur d’icônes. Icônes toujours, et transgressions encore avec cette installation désopilante de Farhad Moshiri et Shirine Aliabadi qui ont réussi à faire imprimer sur des assiettes, destinées à porter les effigies des saints imams, les héros des soap stories de la télévision iranienne et les premiers signes de la modernité : le Nokia, la chaîne stéréo. Retouchée, manipulée, retravaillée, détournée, recomposée, l’image photographique règne. Parfois un peu lourdement comme chez Shirana Shahbazi qui cherche à donner une dimension épique à ses rapprochements attendus des contrastes de la société iranienne contemporaine. Mais le plus souvent avec lucidité comme Mehran Mohajer qui vole à la télévision ses images les plus stéréotypées et se penche avec tendresse sur ces autres fabriques de clichés : les studios de la ville sainte de Mashad où les pèlerins de tous âges se font immortaliser sur fond de mosquées ou de pavillons des Mille et une nuits.
Il ne faudrait pas pour autant réduire le « message » de l’art iranien d’aujourd’hui à une lutte entre la religion et la modernité. La réalité est plus complexe et c’est pour l’avoir ignorée, pour avoir voulu tout moudre au moulin occidental (les importations de minoteries qui avaient ruiné le commerce et la consommation des pains traditionnels n’avaient pas été le moindre des symptômes inquiétants de l’époque du shah) que l’ancien régime impérial était en partie tombé. La nomenklatura monothéiste au pouvoir n’a guère plus de tendresse pour les traditions qui ne correspondent pas à son éthique, ainsi les combats traditionnels démultipliés par Khosrow Hassan Zadeh, sur de grandes feuilles de papier d’emballage, à grand renfort de fonds de couleur. Interdits, réprimés, ils représentent ici la vitalité, la concentration, la méditation inhérentes à tout art de combat, un symbole en quelque sorte de celui, collectif, entrepris par les artistes iraniens pour mettre en scène les contradictions de leur société.

L'exposition

« Haft, 7 artistes contemporains iraniens » se déroule du 6 novembre au 11 janvier, du mardi au dimanche de 11 h à 18 h. Tarifs : 6,1 et 4,9 euros. BOULOGNE-BILLANCOURT (92), musées des Années 30, espace Landowski, 28 avenue André-Morizet, tél. 01 55 18 46 42.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°553 du 1 décembre 2003, avec le titre suivant : L’Iran à vif

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