PARIS
Le Grand Palais raconte l’évolution des arts sous Lénine et Staline, alors que le constructivisme laisse place à ce réalisme qui deviendra dans les années 1930 le style officiel soviétique.
Paris. Curieusement, malgré la part importante qu’elle réserve à la politique, l’exposition « Rouge, art et utopie au pays des Soviets », présentée dans les Galeries nationales du Grand Palais, a deux ans de retard sur le centenaire de la révolution d’Octobre. Selon le commissaire, Nicolas Liucci-Goutnikov, il s’agissait plutôt de marquer les 40 ans d’un autre événement, celui de l’exposition « Paris-Moscou, 1900-1930 » qui se tint en 1979 au Centre Pompidou. Si l’explication est peu convainquante, il est probable que ce décalage temporel a facilité l’obtention d’importants prêts.
Pas moins de 400 œuvres montrent la tension entre utopie et réalité durant la transformation de la Russie en 1917. De fait, seul ce pays en Europe semblait réunir toutes les conditions d’une rencontre entre avant-garde artistique et avant-garde politique. Il serait toutefois réducteur de considérer que le bouleversement social apporté par la révolution ait pu être l’unique source de la nouvelle production artistique – le constructivisme – qui se répand alors en URSS. Les rapports fréquents entre les artistes russes et le cubisme ou le futurisme jouent un rôle prépondérant dans le cheminement de Malevitch vers le suprématisme ou dans celui de Tatline vers des assemblages dénommés « contre-reliefs ». Cette partie de l’histoire est absente car le parcours démarre au moment où toute conception traditionnelle d’un objet artistique qui se voudrait au-dessus des problèmes de la vie quotidienne se voit violemment critiquée. En effet, peu de temps après le renversement de la monarchie, l’approche matérialiste entre en conflit ouvert avec les théories considérées comme métaphysiques et spirituelles de l’art, dont les deux représentants les plus connus sont Kandinsky et Malevitch. Sous la houlette de Tatline et Rodtchenko, les créateurs qui épousent l’idéologie communiste se proclament « artistes productivistes », terme qui affiche clairement leurs aspirations. L’idée de la mort de l’art, de la disparition du tableau de chevalet ou de toute autre forme se réclamant de « l’art pour l’art » se conjugue avec la volonté de la reconstruction du mode de vie de toute une société où « les rues sont nos pinceaux, les places nos palettes » (Vladimir Maïakovski). Les artistes s’emploient à la conception de vêtements, de meubles et d’autres objets destinés aux ouvriers. De même, leur apport reste fondamental dans un domaine qui se situe à mi-chemin entre l’art et la propagande politique, celui de la typographie, des affiches et de la photographie et du cinéma. Parfois, leurs travaux peuvent servir de prototypes architecturaux, théâtraux ou industriels à l’instar de la Maquette du Monument à la Troisième Internationale (Tatline, 1919), exposée ici dans une version « miniature ».
L’un des intérêts de l’exposition réside dans la mise en évidence de l’interruption brutale de cette alliance entre le nouveau régime et l’avant-garde. Désormais contrôlée par le pouvoir, la production artistique sert à donner une image positive, glorificatrice de l’idéologie communiste. Pour fabriquer le mythe soviétique, le style qui s’impose s’inspire des modèles et programmes qui ont fait leurs preuves dans le passé : peinture d’histoire ou iconographie religieuse. Cependant, il faut attendre 1934 pour assister au verrouillage définitif de la création : le réalisme socialiste est consacré lors du premier congrès de l’Union des écrivains soviétiques. Durant les années 1920, la situation reste confuse ; certes, on relève l’exaltation des corps virils et stéréotypés, des manifestations sportives de masse ou le goût pour le monumental dans l’architecture. Il n’en reste pas moins qu’une œuvre comme Sur le chantier de construction de nouveaux ateliers (1926) [voir ill.] d’Alexandre Deïneka, probablement le peintre le plus intéressant de cette période, détonne. Les personnages, de taille démesurée, aux visages fermés et aux corps rigidifiés qui flottent dans un espace indéterminé, ne sont pas loin de ceux des photomontages constructivistes.
Graduellement toutefois, le style officiel, cette manière de réduire l’œuvre à un signe transparent et univoque, qui est la preuve irréfutable de sa pauvreté, s’impose. Ainsi, le doute n’est pas permis face aux images du bonheur prolétarien où les ouvriers et les paysans affichent la même joie sur leur lieu du travail ou dans un cadre champêtre. De même, des représentations hagiographiques servent le culte d’un leader vénéré. Datée de 1948, une œuvre édifiante incarne cette nouvelle noce entre l’art et la politique : dans un style animé par un réalisme sentimental, Alexandre Guerassimov figure Staline devant le cercueil de Jdanov, le père du réalisme socialiste. Staline, pour qui l’art doit être « socialiste par son contenu et national par sa forme ». La messe est dite. En rouge.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°521 du 12 avril 2019, avec le titre suivant : L’invention du réalisme socialiste