On connaît plus August Sander (1876-1964), photographe mythique de l’Allemagne pré-nazie, persécuté par le régime hitlérien, par ses livres que ses tirages originaux. L’injustice est réparée.
PARIS - L’exposition au Centre National de la Photographie, due aux Archives Sander, devrait combler tous les amateurs de vraie photographie. Presque uniquement constituée de tirages originaux, elle devrait convaincre tous ceux qui n’ont pas encore admis qu’une photographie est un épiderme aux multiples variations de teint, que le noir de 1925 n’est pas le même qu’en 1980, et que le blanc de tel papier est moins éclatant que tel autre.
Cela donne au moins un tremblement, un air de réminiscence, et peut-être une âme à la photographie : que l’on regarde attentivement cette image bien connue du Manœuvre portant des briques sur ses épaules (1928), dans son tirage crémeux, on lui découvrira une chaleur de sympathie antinomique d’une froideur classificatrice.
Entre l’uniformité objective des livres de Sander (ou sur Sander) et les tirages présentés ici, dans un accrochage impeccable qui suit les catégories établies par le photographe, la différence tient dans la variation de tonalité, de format, de matité, qui associe – intentionnellement ou non, mais l’effet est là – telle matière à un sujet donné. Le projet cohérent forgé par Sander, qui consistait à rassembler des portraits-documentation de toutes les couches sociales et toutes les fonctions professionnelles, n’apparaît plus désormais dans la sécheresse supposée d’une taxinomie rigoriste, mais comme un travail artisanal scrupuleux, mené avec l’amour du métier et de la matière moderniste d’une épreuve photographique.
Et l’on ne serait pas très loin en ce sens des variations systématiques que l’on imposait aux étudiants du Bauhaus pour les familiariser avec le matériau, dans cette République de Weimar attentive à des valeurs démocratiques et individuelles.
Installé comme photographe de studio à Cologne, en 1910, Sander s’est lancé, au contact des peintres "progressistes de Cologne" (Seiwert, Hoerle) des années vingt, dans cette "vue d’ensemble de l’ordre social actuel" sur la base d’un net partage entre l’objectivité de la photographie et l’utopie véhiculée par la peinture.
Le projet, inachevé, devait compter environ quarante-six dossiers de douze photos, chaque dossier se définissant comme une catégorie (le comédien, l’ecclésiastique, l’aristocrate, les persécutés…) dans un déploiement qui débute avec le paysan, type originel et primitif de la société, culmine avec l’intellectuel et se termine avec les simples d’esprit.
Malgré les nombreuses poses en plein air, le travail de studio réapparaît dans les attitudes, mais sans rigidité ni falsification, le sujet paraissant libre et naturel, dans le seul poids corporel de sa fonction. Soixante portraits sont publiés en 1929 (Antlitz der Zeit), dans le même temps que Urformen der Kunst de Blossfeldt et Die Welt ist schön de Renger-Patzsch, sorte de triptyque de la modernité photographique ; les planches seront confisquées en 1936. Sander se consacrera alors au paysage et à l’architecture, il perdra les trois quarts de ses plaques dans la destruction de Cologne, et reprendra ses tirages dans les années cinquante.
Il est rare d’entendre qu’après cent cinquante tirages d’une telle rigueur, on veuille en voir davantage. C’est pourtant le cas dans cette exposition, et l’on voudrait voir aussi des paysages, le travail sur Cologne (Köln wie es war), d’autres études de plantes, et des bizarreries comme Epiderme (vers 1930). De son côté, le Goethe-Institut présente certaines vues de Cologne.
August Sander, CNP, Hôtel Salomon de Rothschild, 11 rue Berryer, 75008 Paris, jusqu’au 22 janvier, tlj, sauf le mardi, de 12h à 19h. Photopoche, n°64.
August Sander et cologne, Goethe-Institut, 17 avenue d’Iena, 75008 Paris, jusqu’à fin janvier, tlj, sauf samedi et dimanÂche de 10h à 20h.
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Les visages d’une époque
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Abonnez-vous dès 1 €Rareté également : le plaisir de l’exposition est prolongé par un livre-catalogue où toutes les images sont reproduites. L’ouvrage est d’une impression remarquable, qui fait vibrer les tons originaux. On regrettera seulement que l’étude qui l’accompagne soit terne et peu éclairante.
August Sander, En photographie,il n’existe pas d’ombres que l’on ne puisse éclairer, Centre national de la photographie, 270 p., 280 F, auprès du CNP ou dans les principales librairies.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°20 du 1 décembre 1995, avec le titre suivant : Les visages d’une époque