Histoire

XIXE-XXE SIÈCLES

Les visages de la traite au château de Blois

Par Sindbad Hammache · Le Journal des Arts

Le 30 octobre 2024 - 730 mots

La collection de l’ethnographe Eugène de Froberville a fait l’objet d’une enquête historique inédite. La plupart des bustes ont retrouvé leur identité.

Blois (Loir-et-Cher). 58 visages de plâtre, impassibles, les yeux clos, figés sur leur piédouche pour ce qui semble être l’éternité. L’image évoque instantanément celle des masques mortuaires, mais ces visages-là appartenaient pourtant à des individus bien vivants (voir ill.) lorsqu’ils ont été moulés en 1846 par l’ethnographe Eugène de Froberville (1815-1904). Ces anciens esclaves sont devenus « travailleurs engagés » sur l’île Maurice après l’abolition de la traite, et pour l’ethnographe français, ils sont une source précieuse d’informations vers la connaissance des langues et cultures d’Afrique de l’Est dont ils sont originaires. Aujourd’hui, ces visages sont une source tout aussi précieuse pour aborder l’histoire de la traite et du colonialisme, et ils sont analysés depuis six ans par l’historienne Klara Boyer-Rossol.

L’exposition « Visages d’ancêtres » livre les résultats de cette enquête historique, la première menée sur la collection Froberville conservée au château de Blois depuis les années 1930. C’est donc dans ces murs que les visages figés vont reprendre vie, grâce au croisement inespéré de deux corpus : celui des bustes, endormis dans les réserves blésoises, et les archives Froberville retrouvées dans le grenier d’une demeure de la famille, non loin de Blois.« Un rêve en tant qu’historienne, retrace Klara Boyer-Rossol, quelques semaines après avoir eu accès à la collection Froberville, je retrouve cette source de première main. »

Sur les plâtres originaux conservés à Blois, des inscriptions sont encore lisibles au revers : des noms de personnes, et de lieux, que l’historienne ne va pas tarder à recouper avec les entretiens minutieusement rapportés par Eugène de Froberville dans ses carnets.« J’ai identifié 53 des 58 individus représentés, ce sont des résultats extraordinaires, se réjouit-elle, et j’ai des pistes solides pour ceux qui restent. » Pour Froberville, les quelque 300 individus interrogés lui permettent d’éclairer le paysage culturel des actuels Mozambique, Tanzanie et Zambie, et ce, sans quitter l’île Maurice. Dans ces entretiens, ce sont donc les souvenirs avant la mise en esclavage qui l’intéresse, mais ses archives racontent de manière incidente l’histoire de la traite.

Le parcours de l’exposition du château de Blois commence ainsi par présenter l’ambition scientifique de Froberville, qui faisait preuve d’une certaine considération pour ses interlocuteurs dans un contexte colonial : « C’est un progressiste, abolitionniste, mais qui reconnaît une hiérarchie des races ; il y a une ambiguïté, car il traite ses informateurs comme des sources de savoir, parfois comme de vrais lettrés, tout en menant son enquête dans un contexte de domination », note l’historienne pour décrire cet intellectuel du XIXe siècle.

Les 1000 pages des carnets Froberville – désormais conservées aux Archives nationales d’outre-mer – sont une mine d’informations sur la culture de ses informateurs, l’ethnographe y consigne tout par l’écrit, le dessin, jusqu’aux partitions qui gardent une trace des chants. La deuxième partie de l’exposition s’intéresse elle aux informations que livre en creux ce travail ethnographique sur l’esclavage. Et cela commence donc par retrouver les noms, l’identité et les parcours des 58 informateurs immortalisés par les bustes.

La présentation des bustes de manière individualisée, et de petits récits vidéo narrés en créole mauricien, appuie l’approche micro-historique de Klara Boyer-Rossol. Parmi ces itinéraires, celui des rescapés du « Lily » est particulièrement mis en avant. Embarqués sur un navire brésilien en 1840, et promis à la traite pourtant devenue illégale, ces Africains sont finalement conduits à l’île Maurice par un patrouilleur anglais qui intercepte ce trafic illicite : Le Lily. Quand ils arrivent à Port-Louis, l’administration coloniale anglaise les rebaptise avec le patronyme du navire qui les a conduits, et leur donne de nouveaux prénoms. Dionokea est rebaptisé Snap du Lily, Joao prend le nom de Dieko du Lily… et tous ces rescapés de l’esclavage deviennent des travailleurs engagés, un statut certes libre, mais peu enviable, aujourd’hui qualifié de travail forcé.

Les archives Froberville permettent ainsi de retracer des itinéraires particulièrement riches, à la charnière entre la fin de l’esclavagisme et le monde colonial du XIXe siècle, dont témoignent les diverses identités auxquelles chaque individu est assigné. Ces itinéraires se poursuivent jusqu’à aujourd’hui, avec l’implication dans ce travail historique des familles Lily installées en France et à Maurice, descendants directs des rescapés de 1840. L’exposition voyagera dès 2025 dans l’océan Indien, au Musée intercontinental de l’esclavage de Port-Louis, où l’arrivée prochaine de ces bustes est vécue comme un véritable événement mémoriel.

« Visages d’ancêtres. Retour à l’île Maurice pour la collection Froberville »,
jusqu’au 1er décembre, château de Blois, 1, place du Château, 41000 Blois.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°642 du 1 novembre 2024, avec le titre suivant : Les visages de la traite au château de Blois

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