Qu’il s’agisse de transposer des objets du quotidien dans des matériaux inhabituels ou de saper l’idée même de monument, Oldenburg pervertit les principes de la sculpture, avec humour.
« Je suis pour un art politico-érotico-mystique, qui ne se contente pas de rester assis sur son derrière dans un musée. Je suis pour un art qui se développe sans même savoir qu’il est de l’art, un art auquel on laisse sa chance de partir de zéro. Je suis pour un art qui se mêle au fatras ordinaire et qui cependant parvient à atteindre le sommet. »
Ainsi débuta la carrière de Claes Oldenburg, fils de diplomate né en Suède en 1929, puis élevé aux États-Unis. En 1961, lorsqu’il écrit les lignes de ce qui pourrait être un manifeste, il fait alors sensation avec une boutique d’un genre bien particulier. The Store, sa petite échoppe ouverte durant deux mois au 107, East de la deuxième rue à New York, vend de l’art, poussant à l’extrême la logique consumériste de l’Amérique et du mouvement Pop en pleine ascension.
Un expressionnisme de consommation
Alors que Warhol développe la reproductibilité grâce à la sérigraphie, Oldenburg réalise des œuvres uniques, mais qu’il vend comme n’importe quel produit. Gâteaux, vêtements, chaussures, ces objets de consommation courante sont imparfaitement réalisés en plâtre et peints de façon expressionniste.
À une époque où l’Amérique voit fleurir les centres commerciaux, bénit la production en série et chérit le standard notamment dans le domaine quotidien de la ménagère, Oldenburg ne recherche pas un rendu illusionniste, mais combine les fameuses coulures de l’expressionnisme abstrait d’un Pollock à une réflexion ironique et perspicace sur l’objet d’art. L’artiste ne travaille pas comme ses contemporains sur la représentation, mais conquiert le réel par la recomposition artistique du vernaculaire. Rapidement, il est catalogué de Pop. Un non-sens tenace pour celui qui opta pour une analyse critique du statut de l’œuvre d’art. Il disait d’elle : « Ces choses sont exposées dans des galeries mais ce n’est pas leur place. Une boutique serait plus juste. » Pousser la logique consumériste jusqu’aux portes du bastion élitiste de l’art, Oldenburg fut un des rares à le réaliser avec humour.
Poursuivant dans cette lignée, l’artiste s’attaque encore aux standards et expose, en 1964, une chambre à coucher plus vraie que nature. Bedroom Ensemble se révèle être un exercice de formes, de perspectives et de surfaces. Tout n’y est qu’apparence : vinyle autocollant singeant le marbre, fausse fourrure, proportions « inhabitables », la pièce, au sens double du terme, combine une analyse aiguë de la sculpture et de l’espace alors que germe au même moment les principes de l’art minimal. Dans ce contexte, Oldenburg ne manque pas d’ausculter avec une ironie redoutable le bon goût du standard américain.
Des sculptures molles aux gigantesques anti-monuments
Parallèlement, cette dimension parodique acide trouve son développement le plus éclatant dans d’étonnantes sculptures molles. Symboles du pathétique, d’une certaine débandade du credo artistique, les soft sculptures d’Oldenburg dissolvent dans leur surface déprimée la fonctionnalité de leur objet. L’artiste se focalise d’ailleurs sur un registre de formes déroutant : interrupteur, prise de courant, toilettes, lavabos, baignoires, téléphones.
Qu’ils soient réalisés en vinyle rutilant aux couleurs vives ou en version fantomatique de toile à peindre écru, les objets sont métamorphosés, difficiles à reconnaître. Ils sont vulnérables, passifs, épuisés. Leur mollesse active tout autant la question du vide que celle du plein. Leur accrochage au mur, suspendu au plafond ou posé au sol, désacralise sans plus de cérémonie la place d’une sculpture dans l’espace. « Je crois par exemple que si j’ai fait un objet mou, c’est avant tout pour créer une nouvelle façon de bousculer l’espace dans une sculpture ou un tableau. »
Petit à petit, Oldenburg ajoute une donnée décisive à la « mollesse » et à la banalité de ses sujets : la dilatation. Une poche à glace rouge vif choit sur le sol d’une salle d’exposition, comme une parodie pathétique. Cette réflexion sur le rapport d’échelle se poursuit avec emphase sur l’asphalte des villes. En 1969, il juche un bâton de rouge à lèvres géant de couleur orange sur des chenilles de char, le tout installé grâce à une souscription des étudiants sur le campus de l’université de Yale. Avec sa taille de sept mètres, l’objet de séduction féminin prend une allure guerrière qui associe l’actualité du mouvement féministe à celle de la guerre du Vietnam, marquée par l’utilisation du fameux agent orange. Suivront d’autres objets dérisoires érigés en « anti-monuments » « anti-héroïques » : une épingle à linge gigantesque à Philadelphie en 1976 ou une lampe-torche à Las Vegas en 1981. Cette sculpture publique est la première collaboration entre Oldenburg et sa seconde femme, Coosje van Bruggen.
La vingtaine d’œuvres d’art public signées depuis par le couple se caractérise par un amenuisement de la portée critique, jouant surtout sur l’effet de surprise et le spectaculaire que ce soit un pont en forme de petite cuillère pour le jardin du Walker Art Center jusqu’à une bicyclette à demi enfouie dans le parc de la Villette à Paris en 1985 et, récemment, une aiguille à coudre à Milan en 2000. Partageant tout, à l’instar de Christo et Jeanne-Claude, les deux artistes signent désormais à l’unisson toutes les œuvres d’Oldenburg.
1929 Oldenburg naît à Stockholm.
1946-1954 Il étudie les lettres et l’histoire de l’art aux États-Unis.
1956 Arrivé à New York, il découvre le happening avec Allan Kaprow.
1959 Il expose The Street, environnement fait de figures, signes et objets en toile de sac, en carton et matériaux usagés.
1962 Premières sculptures molles.
1965 Avec sa compagne Coosje van Bruggen, il commence à créer des monuments représentant des objets du quotidien surdimensionnés.
1990 La Bicyclette ensevelie est installée dans le parc de la Villette, à Paris.
2000 Aiguille, fil et nœud à Milan.
2006 Claes Oldenburg vit et travaille à New York.
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Les sublimes objets du quotidien
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques « Claes Oldenburg and Coosje van Bruggen : Sculpture by the Way » se déroule jusqu’au 25 février 2007, du mardi au jeudi de 10 h à 17 h, du vendredi au dimanche de 10 h à 21 h.”ˆTarif : 6,50 €. Castello di Rivoli Museo d’arte contemporanea, piazza Mafalda di Savoia, 10 098 Rivoli (Turin), tél. 39 01 19 56 52 31, www.castellodirivoli.org
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°585 du 1 novembre 2006, avec le titre suivant : Les sublimes objets du quotidien