Déclinée à travers dix-sept expositions et quatre soirées de projection, la «fiction» est le grand thème des XXVIIe Rencontres internationales de la photographie d’Arles (RIP), dirigées cet été par un photographe, Joan Fontcuberta. Un tel choix marginalise l’une des grandes traditions du festival : le reportage. Il l’ouvre, en revanche, à des artistes qui travaillent aux frontières du réel et explorent inexorablement leur propre univers. Exemples choisis dans ces mondes particuliers.
Bagué d’une tête de mort, l’oreille percée d’anneaux, le « Penseur » Witkin frappe par sa puissante concentration : « Je suis quelqu’un de très solitaire. Je travaille bien sûr avec des assistants pour la prise de vue mais 99 % de mon temps, je le passe seul ». « La photographie à faire est toujours pour moi la prochaine étape de mon cheminement intérieur », confie celui qui construit des tableaux photographiques pour transcender la réalité.
Joel-Peter Witkin cherche à rendre visible l’invisible, à abolir les différences entre la vie et l’au-delà, entre les sexes, à montrer la beauté d’un corps mutilé ou difforme. Nourries de fantasmes, de références aux mythes séculaires et à leur représentation dans la peinture, ses visions intriguent ou choquent parce qu’elles auscultent un monde des extrêmes sans contourner celui de la perversion.
Cet Américain « construit la photographie avant qu’elle advienne », à l’aide de dessins préparatoires, d’accessoires minutieusement recherchés, de tout un décor servant une mise en scène allégorique. Le sujet, le modèle, est lui aussi patiemment recherché et convaincu. La séance de pose achevée, dans la solitude de son laboratoire à Albuquerque, au Nouveau Mexique, Witkin retravaille le négatif, le découpe, le gratte, avant d’attaquer avec autant de rites le tirage, viré, teinté et rehaussé d’encaustique. Il s’écoule ainsi plusieurs mois avant que l’image n’atteigne son état final, qui « ne ressemble ni à une photographie contemporaine ni à une photographie ancienne ».
Un tel démiurge ne pouvait venir à Arles uniquement pour présenter et commenter une rétrospective de son œuvre à travers la projection d’une cinquantaine d’images. Joel-Peter Witkin va également travailler in situ : « Je souhaite réaliser la photographie d’un ou d’une jeune aveugle, nus, ou d’une personne qui a le regard tellement divergent qu’elle a l’air aveugle ». « Personne n’a jamais photographié un aveugle nu, ajoute-t-il. Le nu est l’état de vérité absolue, il n’y a pas de camouflage social ». Witkin n’a pas crainte de choquer les Arlésiens : « J’instaure une relation immédiate, je dis la vérité, je suis honnête, je ne crée pas une relation de pouvoir ». Il veut un « dialogue » avec celui ou celle « qui s’engage dans cette photographie et qui doit croire que l’émotion peut surgir d’une machine ». « La raison de cette photographie sera de montrer la beauté, le mystère de la personne, afin que ceux qui la regarderont apprécient la merveilleuse différence de cette personne par rapport au reste du monde ».
L’univers de William Wegman, lui, a pour code l’humour et la dérision. Sa muse : un braque allemand baptisé Man Ray, puis après sa mort en 1982, un second, Fay Ray ! Magistralement dressé, il semble accepter– consentement ou résignation – toutes les poses, toutes les expressions. Affublés de déguisements extravagants, les deux Ray caricaturent les attitudes humaines et sont devenus plus célèbres que leur maître. Car Wegman a joué sur plusieurs registres : des Polaroids grand format, tirages uniques pour musées et collectionneurs, ainsi qu’une diffusion tout public par le truchement de calendriers se vendant comme des petites croquettes… Le meilleur ami du photographe a pris le pouvoir en éclipsant les autres volets du travail de l’artiste : dessins, peintures, vidéos…, et même les photographies sans chien.
La psychanalyse vous aidera : sous ce titre, l’hebdomadaire argentin Idilio donnait rendez-vous à ses lectrices en leur demandant de raconter leurs rêves. À côté du commentaire freudien, Grete Stern était chargée de visualiser ce rêve et a ainsi réalisé quelque cent quarante photomontages entre 1948 et 1952. La lectrice, toujours jeune et jolie, rêve qu’un homme lui peint le cou, ou qu’elle se retrouve juchée au sommet d’une immense échelle, ou encore qu’elle est à la fois séduite et effrayée par un homme à tête d’animal…
Quelques décennies plus tard, Nancy Burson a pu s’emparer de l’informatique pour une autre quête de l’identité, fondée sur la manipulation des portraits. Elle a commencé par travailler pour le FBI afin de faciliter la recherche d’enfants disparus depuis de longues années : les parents lui remettaient une photographie de l’enfant prise l’année de sa disparition, qu’elle vieillissait artificiellement par ordinateur.
Au-delà d’une simple transposition, elle a également composé des « images types » : le dictateur Big Brother, mêlant les traits de Staline, Mussolini, Mao, Hitler, Khomeini ; le religieux, combinant ceux de Jésus, Mahomet et Bouddha. Avec 55 % de Reagan, 45 % de Brejnev et moins de 1 % de Mitterrand, Thatcher et Deng Xiao Ping, elle fabrique une War Head.
Ralph Eugene Meatyard a été opticien toute sa vie dans une ville du Kentucky et a laissé quelque 18 000 clichés pris pendant ses loisirs. S’il a photographié essentiellement ses proches, sa femme, ses enfants, il voulait réaliser des « images singulières ». Des présences floues, des corps sans identité traversent ses images comme des fantômes. Mort prématurément en 1972, il reste largement à découvrir puisqu’Arles présentera sa première rétrospective en Europe.
« Une programmation autour de la notion du vrai et du faux permet que s’instaure un jeu dans lequel la complicité des visiteurs est une condition préalable », estime Joan Fontcuberta. « Un jeu dans lequel la transgression, la surprise et l’ironie sont une invitation à jouir de la photographie dans toutes ses dimensions ».
- Expositions du 6 juillet au 18 août
- Soirées de projection :
- La dérision. Un hommage à William Wegman, le 7 juillet. Théâtre Antique (22h)
- Le Mystère (Meatyard, Laughlin…), le 8 juillet. Théâtre Antique (22h)
- Le Grotesque. Joel-Peter Witkin par lui-même, le 9 juillet. Cour de l’Archevêché (22h)
- Le Rêve, Grete Stern, Le songe du somnambule, Marc Le Mené, le 10 juillet. Théâtre Antique (22h)
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Les rencontres d’Arles : aux frontières du réel
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°27 du 1 juillet 1996, avec le titre suivant : Les rencontres d’Arles : aux frontières du réel