Sur les trois étages du Musée d’art moderne de la Ville de Paris, est donnée une véritable leçon sur le phénomène de la collection privée en France. Leçon d’orgueil et d’humilité, mais aussi leçon d’amour et de passion pour l’art moderne et contemporain. Après notre dossier du mois de décembre, une (rapide) visite en trois heures.
PARIS - L’exposition impressionne d’abord par ses dimensions : les trois étages du vaste bâtiment de l’avenue du Président Wilson ont été préalablement vidés des collections permanentes (même la salle Dufy a été occultée) pour faire place à des œuvres peu ou mal connues – objets d’admiration pour les quelque quatre-vingts collectionneurs qui en jouissent dans l’intimité.
Cette profusion constitue en soi une déclaration "politique" : l’État n’a en aucune façon le monopole de l’art, comme le public (y compris professionnel) a volontiers tendance à le croire. L’art vit ailleurs et autrement que dans les calculs de la représentation nationale et n’est pas nécessairement l’outil d’une histoire constamment et frénétiquement réécrite. Surtout, il n’est pas prisonnier du carcan de la notion de chef-d’œuvre, qui est la raison d’être même du musée comme dispositif de consommation sublimée.
Un autre regard
On ne verra donc pas de chefs-d’œuvre dans ces "Passions privées", pas de ces tableaux spectaculaires qui se prêtent si bien à la rumeur et à la conversation mondaine. Si Le Jardin à Auvers, de Van Gogh, ouvre avec faste le parcours, suivi de près par de très beaux Cézanne et un éclatant portrait de Jawlenski qui fait face à des Giacometti de premier choix, ces œuvres ne prétendent pas ici être autre chose que ce qu’elles sont.
Elles n’ont pas subi la violence souvent inhérente au passage d’un contexte privé à un contexte public – violence institutionnelle qui leur aurait donné un embarrassant statut d’œuvres "incontournables", une valeur d’usage historique. De ce point de vue, l’exposition est une complète réussite puisque, en aménageant des espaces distincts pour chaque collection, elle fait mieux que préserver une approche intime : elle autorise un accès désacralisé aux peintures et sculptures, sans user du moindre subterfuge, avec une simplicité biblique qui n’empêche pas tel collectionneur de reconnaître, dans "ses" salles, sa chambre ou son salon.
Modestie et ambition
Il ne faudrait pas s’y méprendre : si le regard n’est pas pris en charge par les exclamations aveuglément admiratives, si "La" peinture de référence est absente, cela ne veut pas dire que la modestie l’emporte. Au contraire : voilà une exposition doublement ambitieuse (et instructive) puisqu’elle propose à la fois un constat, par bien des aspect surprenant, et qu’elle entreprend de démythifier le rapport à l’art, de le libérer de ses servitudes conventionnelles. C’est le cœur même du propos que Suzanne Pagé, directrice du MAMVP et commissaire général de l’exposition, a voulu implicitement tenir. Il lui fallait pour cela tenir compte d’une difficile contrainte : se donner les moyens d’une relative homogénéité sans imposer autoritairement un goût ou une ligne qui auraient étouffé l’éclectisme des collectionneurs.
Ce n’est pas sans surprise que l’on découvrira, au détour d’une salle, des œuvres de La Fresnaye, de Gleizes ou de Metzinger, de Valadon ou de Toyen – dont on ne peut pas dire qu’ils triomphent habituellement sur les cimaises. Mais ces œuvres ne sont les otages d’aucune arrière-pensée, qui aurait tenté par exemple de les réhabiliter ou simplement de les promouvoir. Les splendides ensembles de Soutine ou de Picabia, de Michaux ou de Dubuffet, accrochés à quelques pas de là, donnent bien la mesure des distances qui les séparent. Mais celles-ci ne sont ni négatives ni pesamment critiques : elles sont aussi naturelles que dans le champ de vision d’un amateur. Ce qui n’empêchera personne, cependant, d’apprécier avec plus ou moins d’indulgence les œuvres de Bettencourt, de Dado, de Bernard Dufour ou de Bernar Venet.
Nul doute que la présence dominante d’artistes français, qui correspond à la réalité du marché, suscitera des critiques – même si, plus on avance dans le temps, plus les collections s’ouvrent à l’art international. Le Nouveau réalisme, la Nouvelle figuration ou le Néo-conceptualisme ne se heurtent plus, dès les années soixante, à quelque frontière que ce soit. Mais l’art contemporain pose d’autres problèmes : les œuvres ont souvent un taux d’encombrement élevé, ce qui empêche naturellement d’en montrer beaucoup.
Et certains choix deviennent alors objectivement discutables, comme par exemple l’œuvre de Claude Rutault, sur-dimensionnée par rapport à la minceur de son propos, ou encore celle de Jean-Pierre Raynaud. Illusion d’optique ou réalité de la production contemporaine, les salles du dernier étage donnent parfois le sentiment que les stratégies reprennent le dessus et que la coexistence des options contradictoires devient de plus en plus délicate. Par cette exposition considérée dans son ensemble, la preuve paradoxale est faite, quoi qu’il en soit, que l’art n’appartient à personne quand il est animé par la passion privée et désintéressée.
PASSIONS PRIVÉES, jusqu’au 24 mars. Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 11 av. du Président Wilson, 75116 Paris. Ouvert du mardi au vendredi inclus de 10h à 17h30, samedi et dimanche de 10h à 18h45, fermé le lundi.
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Les privés au musée
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°21 du 1 janvier 1996, avec le titre suivant : Les privés au musée