« Désirs & volupté » au Musée Jacquemart-André dévoile, entre sensualité et kitsch, l’autre visage d’une Angleterre collet monté.
À la fin du XIXe siècle en Angleterre, les peintres de l’Aesthetic mouvement, qui revendiquaient un retour à l’art pour l’art, raflèrent tant l’adhésion du public que leurs icônes furent détournées à l’envi, à des fins commerciales, décoratives comme publicitaires. Prenez une œuvre de prestige, mariez-la avec un objet on ne peut plus banal, voire vulgaire, et ainsi naîtra le kitsch. L’adjectif est très tentant pour décrire certaines toiles des peintres britanniques réunis sous la bannière de « Désirs et volupté » – des jeunes femmes aux tuniques tourbillonnantes qui ramassent des coquillages, une orgie finissant sous une pluie de pétales de roses dans l’Antiquité, une scène d’amour courtois…
Notre regard contemporain connaît assez les évolutions du goût au fil des XXe et XXIe siècles pour prendre conscience de ces détournements et a tendance à accommoder le qualificatif de « kitsch » à toutes les sauces. Or, comme le souligne Laurent Houssaye au sujet du peintre Georges-Antoine Rochegrosse (lire le JdA n° 396, 20 septembre), un tel jugement est d’autant plus sommaire qu’il valorise son auteur « en le plaçant du côté du “bon goût” ». L’abandon des préjugés est donc indispensable pour le visiteur du Musée Jacquemart-André, susceptible d’être déstabilisé en premier lieu par la scénographie signée Hubert le Gall. La moquette en léopard et le papier peint richement imprimé étaient bel et bien du côté de ce fameux bon goût dans l’Angleterre de la reine Victoria, puis de celle du roi Édouard VII.
Rêveries et décors pour industriels collectionneurs
En une cinquantaine de tableaux signés des plus grands noms de la peinture britannique de 1860 à 1910 (Dante Gabriel Rossetti, John Everett Millais, Frédéric Leighton, Lawrence Alma-Tadema, Edward Burne-Jones…), « Désirs et volupté » offre un instantané du goût des nouvelles richesses de l’Angleterre industrielle. L’effet de miroir est appuyé : les œuvres ici présentées avaient le format adapté pour décorer les augustes demeures d’entrepreneurs fortunés établis dans les nouveaux centres économiques du pays (Manchester, Liverpool, Birmingham…), et elles appartiennent aujourd’hui au magnat des télécommunications Juan Antonio Pérez Simón, basé à Mexico – « les œuvres d’art me permettent de me réconcilier avec moi-même et avec le genre humain, et (…) aussi de résister au tourbillon du monde contemporain et de mon propre travail de chef d’entreprise », dit-il dans son introduction au catalogue de l’exposition. Il y a trois ans, le musée parisien accueillait une sélection de grands maîtres espagnols de sa collection, sous le titre « Du Greco à Dali ». Pour ce volet britannique, le collectionneur mexicain d’origine espagnole s’est une nouvelle fois assuré le concours de l’anglophile Véronique Gérard-Powell, universitaire française spécialiste de la peinture espagnole. Cette dernière rappelle que l’exposition ne prétend à aucune exhaustivité, compte tenu des limites instituées par le goût et les moyens d’un collectionneur particulier. La sélection exclut donc les paysages (rares) et les sujets à portée sociale pour se concentrer sur « la femme, la beauté, l’érotisme, la famille et l’amour ». Vaste programme.
La quête de la beauté classique
Voici donc un concentré d’un courant artistique pétri de culture classique gréco-romaine et de légendes arthuriennes, né des cendres du préraphaélisme porté par Burne-Jones, Millais et Rossetti. Au moment où le pays se passionnait pour Lady Audley’s secret de Mary Elizabeth Braddon (1862), roman à sensation dont l’héroïne est une meurtrière bigame doublée d’une mère indigne, la vision très poétique et idéalisée de la femme par ces artistes adeptes du beau s’échappait, elle aussi, des corsets dans lesquels l’Angleterre victorienne est parvenue jusqu’à nous. Des femmes sensuelles, fidèles aux canons de la statuaire classique malgré leurs lourdes chevelures rousses, peuplent ces reconstitutions d’un Moyen Âge et d’une Antiquité rêvés – l’empreinte d’un Jean-Léon Gérôme est très présente. Le symbolisme belge et son atmosphère inquiétante ne sont pas loin non plus, réflexion théorique exceptée. Les Roses d’Héliogabale de Lawrence Alma-Tadema, toile baroque aux détails d’une finesse renversante, et Le Quatuor, hommage du peintre à l’art de la musique d’Albert Joseph Moore, frise d’un équilibre parfait, font presque oublier que les plus beaux exemples du genre peuplent les musées britanniques.
Chez Alma-Tadema, la préoccupation de l’époque pour la sphère domestique transparaît dans de nombreuses scènes intimistes reconstituées : une sortie d’église au XVe siècle, le retour du marché d’une famille à Pompéi ou une mère cajolant son bébé dans un intérieur de la Rome antique dans Paradis terrestre – preuve que la contemporaine Mary Cassatt n’était pas la seule à avoir capté la sensualité du rapport mère-enfant. Comment interpréter l’attrait de ces industriels collectionneurs pour ces pastilles de bonheur de vivre, dont les personnages tiennent plus des contemporains de peintres que des archétypes grecs, romains ou médiévaux ? Aimaient-ils y voir le reflet d’une Angleterre prospère et apaisée ? La commissaire confie avoir pensé rapprocher les deux buveurs de vin allongés du Vin grec (1873) d’Alma-Taddema de deux membres d’un club privé à Londres… L’idée est tentante.
Commissaires : Véronique Gérard-Powell, maître de conférences en histoire de l’art à l’Université Paris-Sorbonne ; Nicolas Sainte Fare Garnot, conservateur du Musée Jacquemart-André
Scénographie : Hubert Le Gall
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Les peintres victoriens, sans parti pris
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 20 janvier 2014, Musée Jacquemart-André, 158, boulevard Haussmann, 75008 Paris, tél. 01 45 62 11 59, , tlj 10h-18h, 10h-20h30 le lundi et le samedi. Catalogue, coédité par le musée et Fonds Mercator, 240 p., 39 €.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°398 du 4 octobre 2013, avec le titre suivant : Les peintres victoriens, sans parti pris