Installé à Giverny, Claude Monet a développé de très nombreuses séries, dont la plus prestigieuse est celle des Nymphéas. Histoire d’une aventure artistique…
Eté 1897. Voilà quatorze ans que Claude Monet s’est installé à Giverny et cela en fait sept qu’il a acquis la propriété. Après avoir aménagé le jardin comme sa peinture le réclamait, le peintre s’est porté acquéreur d’un terrain, de l’autre côté de la route, où il a fait creuser un bassin. Monet aspire à y créer un paysage d’eau planté de nymphéas de sorte à disposer d’un motif pour lequel il a un projet en tête. Cet été 1897, le peintre s’en dévoile au journaliste Maurice Guillemot venu lui rendre visite pour lui consacrer un article qu’il ne publiera que l’année suivante.
Celui-ci y décrit non seulement les charmes du site, mais révèle au lecteur les intentions de l’artiste : « L’oasis est charmante de tous ces modèles qu’il a voulus, écrit-il, car ce sont des modèles pour une décoration dont il a déjà commencé les études… Qu’on se figure une pièce circulaire dont la cimaise, en dessous de la plinthe d’appui, serait entièrement occupée par un horizon d’eau taché de ces végétations, des parois d’une transparence tour à tour verdie et mauvée, le calme et le silence de l’eau morte reflétant des floraisons étalées… » On ne pouvait mieux décrire ce qui devait advenir mais qui devait aussi se faire attendre.
Une rare audace plastique
Avant d’embrasser l’espace à 360°, le projet des Grandes Décorations des nymphéas connaîtra deux phases préliminaires. Inaugurées en 1927 au musée de l’Orangerie, six mois après la mort du peintre, elles composent comme un chant plain dédié à la peinture que précèdent nombre de séries exécutées au fil du temps selon des canevas divers et variés. Si les « études », cadrées à même l’eau, dont parle Guillemot en 1897 se comptent encore sur les doigts d’une seule main, la vingtaine de toiles réparties en deux lots, que le peintre exécute l’un en 1899, l’autre durant l’été 1900, sont quant à elles adossées au motif du Bassin aux nymphéas. Elles offrent à voir une composition très chargée qui joue d’une troublante dualité spatiale. Alors que le champ iconique est pleinement envahi par la végétation, absorbant le semblant de perspective, il est curieusement, voire brutalement, enjambé dans toute sa largeur par le fameux pont japonais.
À ce point même que Monet ne juge pas toujours nécessaire de l’appuyer visuellement sur une berge mais le fait littéralement surgir du flanc du tableau. Il y va là d’une rare audace plastique qui procède d’une subversion de l’espace, annonciatrice des grands chamboulements à venir, et qui perturbe quelque peu le regard de l’époque lors de la présentation de ces toiles à la galerie Durand-Ruel, en 1900.
En 1901, poussé par une irrépressible nécessité d’espace, Claude Monet acquiert un nouveau bout de terrain dans le prolongement du premier jardin d’eau. Tout en certifiant ainsi son ancrage au site par une occupation dilatée de l’espace, il en élargit sa vision. Cela lui permet d’embrasser encore plus largement le monde à la surface miroitante des eaux tranquilles.
Picturalement, le résultat ne se fait pas attendre. De 1903 à 1908, le peintre ne cesse de multiplier les vues du bassin. L’eau sans horizon et sans rivage y envahit la totalité de chaque tableau dans des jeux sans fin de réflexion, d’abîme et d’effraction de l’espace environnant. Ainsi, avant de l’être par la mise en œuvre d’un environnement à 360°, la notion de milieu qui fonde les Grandes Décorations trouve avec ces séries des années 1903-1908 comme une première illustration. « Les Nymphéas. Séries de paysages d’eau », l’exposition des quarante-huit toiles qui sont présentées à la galerie Durand-Ruel au printemps 1909 et qui sont simplement numérotées de 1 à 48, année par année, confirme par ailleurs la dimension sérielle de la démarche du peintre.
Les Nymphéas, un acte fondateur
Les aléas de l’existence – la perte de sa femme en 1911, puis celle de son fils aîné en 1914 – obligeront Monet à attendre encore quelques années avant de pouvoir réaliser son rêve. Au printemps 1915, alors que l’Europe est en pleine guerre, Monet qui est âgé de 74 ans fait construire un immense atelier. Après avoir modelé la nature à ses besoins, voilà qu’il conçoit le lieu nécessaire à son travail. On ne dira jamais assez l’attitude conceptuelle de Monet à cet égard. Dès lors que tout est prêt, le peintre décline panneau sur panneau, travaillant in situ sur de grandes toiles d’environ deux mètres par deux qui lui servent d’études pour celles qui sont montées sur d’immenses châssis dans l’atelier et qui sont posées sur de grands chevalets à roulettes.
Étrange situation en vérité que celle de Monet qui est en train de révolutionner la peinture en lui offrant une étendue proprement océanique alors que le monde s’entredéchire. Une situation inédite aussi puisque le peintre ne répond à aucune commande et qu’il n’est mû que par la seule nécessité impérieuse de la peinture. Quand on ajoute à cela qu’il fait don par la suite à la France de quelque dix-neuf panneaux et que ceux-ci seront installés dans deux salles au musée de l’Orangerie, on mesure encore mieux la singularité de ce projet.
Les Grandes Décorations des Nymphéas, ce n’est pas seulement une affaire de picturalité, de facture et de motif conduit au bord de sa dissolution, c’est d’abord et avant tout l’histoire d’une création ex nihilo qui confère au geste du peintre de Giverny une dimension inaugurale, rapprochant l’artiste de la figure suprême de l’auteur de la nature. Dans cette façon pionnière et contemporaine de se donner à soi-même les moyens de sa quête.
Intitulée « Les Nymphéas. Séries de paysages d’eau », l’exposition que présentent les galeries Durand-Ruel, 16, rue Laffitte, du 6 mai au 15 juin 1909, est la deuxième consacrée à ce thème, après celle des « Bassins aux nymphéas » présentée en novembre et décembre 1900. Pour le peintre, l’enjeu est considérable, car il s’agit d’un ensemble de quarante-huit tableaux qu’il a peints entre 1903 et 1908 et dont le propos est très différent de la précédente exposition. La surface du bassin envahit la totalité du champ iconique dans une manière de all-over avant la lettre. Sauf le premier tableau, dont une branche est ramenée sur le premier plan, le regard n’y dispose plus d’aucun repère stable auquel s’accrocher. Il est totalement plongé dans l’espace aquatique du bassin en surface duquel le peintre dispose tout un jeu de reflets qui contribue à excéder le sentiment d’une immersion dans la peinture.
« N° 1/Série 1904 – 5 Tableaux./Nos 2 à 6./Série 1905 – 7 Tableaux… »
Déterminante pour la suite du travail que Monet développera jusqu’à ses fameuses Grandes Décorations telles qu’on les voit au musée de l’Orangerie, cette exposition de 1909 fortifie par ailleurs le principe de la série sur un mode conceptuel réclamé. En effet, en accompagnement du carton d’invitation, un petit document informatif décline le contenu de l’exposition, comme il en est de toute liste d’œuvres. Mais ici, Monet a opté pour une formulation totalement inédite pour l’époque, ainsi rédigée : « Les Nymphéas/Paysages d’eau/1903. – N° 1/Série 1904 – 5 Tableaux./Nos 2 à 6./Série 1905 – 7 Tableaux./Nos 7 à 13./Série 1906 – 5 Tableaux./Nos 14 à 18./Série 1907 – 21 Tableaux./Nos 19 à 39./Série 1908 – 9 Tableaux./Nos 40 à 48. »
Si l’exposition connaît un immense succès et assoit l’image du peintre à l’ordre d’une aventure picturale pionnière, elle ne se sera pas faite toutefois sans une certaine douleur. Au début du siècle, Monet traverse de permanentes crises de doute et, de plus, les relations avec son marchand ne sont pas au beau fixe, le peintre étant tiraillé entre plusieurs concurrents.
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Les Nymphéas, une aventure conceptuelle
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« Claude Monet (1840-1926) », du 22 septembre 2010 au 24 janvier 2011. Galeries nationales du Grand Palais, Paris. Du vendredi au lundi, de 9 h à 22 h ; le mercredi de 10 h à 22 h ; le jeudi de 10 h à 20 h. Pendant les vacances scolaires, tous les jours, de 9 h à 23 ; fermeture à 18 h le 24 et le 31 décembre ; fermé le 25 décembre. Tarifs : 12 et 8 € www.rmn.fr
« Monet et l’abstraction », jusqu’au 26 septembre 2010. Musée Marmottan-Monet, Paris. Du mardi au dimanche, de 11 h à 18 h, jusqu’à 21 h le mardi. Tarifs : 9 et 5 € www.marmottan.com
La « Sixtine de l’impressionnisme ». L’hommage parisien à Monet se complète naturellement par la visite du musée de l’Orangerie à Paris où deux ensembles des Nymphéas sont exposés en permanence.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°627 du 1 septembre 2010, avec le titre suivant : Les Nymphéas, une aventure conceptuelle