Ne faut-il pas inverser le sens de lecture de cette étude de Monet, détenue par le Musée Marmottan ?
Cette œuvre de Monet, inachevée, non signée, sans cachet, est intitulée Nymphéas et porte le numéro 5118 dans l’inventaire du Musée Marmottan. Elle est datée de la période 1917-1920 et l’on s’accorde à y voir le bassin aux Nymphéas et une première étude pour les Grandes Décorations. L’état d’avancement du travail ne permet cependant pas de discerner avec précision les formes des éléments représentés. Et si l’on retourne le tableau, rien n’empêche d’y voir toujours le bassin aux Nymphéas. Cet article est né de l’intime conviction de l’existence d’un esprit farceur : celui qui a présidé à l’accrochage de ce tableau sur les cimaises du Musée Marmottan, après la mort du fils de Monet, Michel Monet, en 1966.
L’avis de tiers
Une enquête personnelle sur le sens de lecture de cette œuvre, réalisée auprès d’amateurs et de professionnels de l’art (galeries, centres d’art, collectionneurs, artistes), montre l’hésitation et le trouble, la perplexité ou l’amusement, face à ce qui apparaît comme une énigme difficile à résoudre. Certains refusent de se prononcer, d’autres optent pour un sens tout en préférant le second, d’autres encore utilisent des arguments « rationnels » pour tirer des conlusions : il s’agit du bassin aux Nymphéas, ainsi les signes en haut sont des feuilles de saule qui donnent le bon sens de lecture (le blanc en haut est le ciel), on a l’habitude d’avoir plus de poids en bas de l’image, c’est plus équilibré pour l’œil. Parmi les 284 réponses reçues, 55 % des personnes voient l’œuvre à l’endroit dans le sens contraire au sens officiel ; 9 % des personnes ne se prononcent pas.
La difficulté de lecture de cette image est manifeste.
C’est d’ailleurs la seule œuvre de Monet qui puisse susciter ce doute. Les autres représentations du bassin, même inachevées, sont facilement identifiables, car la représentation des Nymphéas à la surface de l’eau ou la diminution de la taille des feuilles et des fleurs due à la perspective permet toujours de différencier le haut et le bas.
La composition
Il existe un effet de perspective dans Nymphéas « 5118 », sensible uniquement dans le sens inverse du sens de lecture habituel : la surface de l’eau est traitée avec des touches plus espacées en premier plan, la forme du bassin est plus arrondie, tandis que vers le haut du tableau à droite, le plan d’eau se resserre. Le geste de Monet sur la toile respecte le sens des éléments qu’il peint : verticalité des troncs et des feuilles de saule, horizontalité de l’eau, circularité des feuilles de Nymphéas.
Les traits de pinceaux horizontaux et courbes, dans les éléments végétaux présents en haut de la toile, invalident la possibilité que ces éléments soient des feuilles de saule ou leur reflet. Ces coups de pinceaux qui s’arrêtent au bord de la toile dans le haut suggèrent, au contraire, la présence d’un puissant élément horizontal, qui peut être interprété comme le sol lorsqu’on inverse l’image. Le mouvement des touches qui décrivent la végétation du bord du bassin est bien reconnaissable : touches verticales, obliques et circulaires, tandis que l’élément liquide est représenté par des touches de direction horizontale. Les touches vert-jaune clair apparaissent comme des éléments de végétation du bord du bassin, de même que les deux taches sombres vert-violet. Dans le sens « officiel », on a l’impression qu’elles flottent au milieu de l’eau et on ne comprend pas ce qu’elles peuvent représenter.
Dans ces années-là (1917-20) et dans les précédentes (1914-17), le motif du bassin et de la végétation qui le borde est souvent traité. C’est même le motif de l’un des panneaux des Grandes Décorations (Matin, première salle du Musée de l’Orangerie), dont la composition présente le bassin aux Nymphéas limité par ses bords à gauche et à droite.
Le geste du peintre
Dans les autres toiles inachevées de Monet, les zones vierges peuvent occuper indifféremment le bas ou le haut de l’image.
L’inachèvement à un stade peu avancé du travail permet d’analyser plus facilement les superpositions des touches et le sens du geste. L’impact de la brosse chargée de couleur sur la toile est reconnaissable, ainsi que la façon dont elle se décharge de sa couleur jusqu’à l’achèvement du geste. Mais, si la touche de Monet adopte tous les sens possibles, de la gauche à la droite, de la droite à la gauche, du haut vers le bas, du bas vers le haut, ou encore le sens circulaire, il ne faut pas oublier que le peintre était droitier. Or dans le sens « officiel », le geste qu’on imagine fait de la main droite, quand on essaye de le reconstituer, devient malaisé ou même incompréhensible.
Ceci est particulièrement visible dans les filaments verts signalant des végétaux dans le haut de la toile à droite. En comparant ce groupe de signes dans les deux sens, la sensation d’un fouillis désorganisé laisse place à la sensation d’une logique gestuelle, une logique d’écriture.
L’étude de l’envers du tableau
Le 19 décembre 2011, j’ai pu examiner l’envers du tableau conservé au Musée Marmottan. La toile, protégée par un tissu, n’est pas visible, mais j’ai découvert un numéro imprimé sur le châssis, légèrement usé et abîmé, le numéro 126. Ce numéro correspond au numéro d’inventaire du legs Michel Monet pour cette œuvre, alors intitulée sobrement : Étude. Il est la marque la plus ancienne existant au dos du tableau. On peut supposer que ce numéro a été apposé sous l’œil vigilant de Blanche Hoschedé, la belle-fille de Monet, peintre elle aussi, qui l’a veillé jusqu’à ses derniers instants. C’est elle, en effet, qui a géré le fonds de l’atelier après la mort de Monet, établissant les listes des œuvres présentées à la vente. Or, fait notable, ce numéro est imprimé à l’envers par rapport au sens « officiel » de l’accrochage.
Baselitz n’aimerait pas que l’on mette à l’endroit ses figures tête renversée, Kandinsky aurait des regrets s’il n’avait pas vu son aquarelle à l’envers, Monet sera heureux que son étude retrouve tout son sens aux yeux du public.
(1) NDLR : sens d’exposition officiel
(2) artiste et auteur d’une thèse sur Claude Monet. www.caroline-coppey.com
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Le mystère du Nymphéas « 5118 » de Claude Monet
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°366 du 30 mars 2012, avec le titre suivant : Le mystère du Nymphéas « 5118 » de Claude Monet